Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008.

On le sait, au lendemain de la première guerre mondiale, le gouvernement français a passé des accords migratoires avec plusieurs pays dont la Pologne. Cinq mille personnes sont ainsi réparties pour l’essentiel dans les bassins houillers et industriels du Nord et de l’Est et dans la région parisienne mais ils sont aussi présents dans les campagnes avec un accroissement et une féminisation dans les années 1930 : 46 000 en 1931, 66 000 en 1936 soit 30 à 43% de la population active féminine. Leur présence est particulièrement importante dans la région qui souffre d’un manque de main d’œuvre. L’étude menée sur deux départements, l’Indre et l’Indre-et-Loire par Mathieu Henner traduit d’ailleurs des différences notables : 2/3 d’hommes dans l’Indre, 2/3 de femmes en Indre-et-Loire, une population étrangère concentrée dans le premier département et dispersée dans le second. Ceci tient à la structure des exploitations agricoles.

Pourquoi ces femmes viennent elles ?

Elles viennent, comme les hommes, en raison des difficultés qui touchent la Pologne de l’après guerre, pays rural où se côtoient de petites exploitations familiales d’un côté et des grands domaines de l’autre. Ce système d’économie rurale est incapable de nourrir et d’employer l’immense majorité de la population polonaise qui continue à s’accroître. La Pologne a dû également mettre fin provisoirement à une migration traditionnelle vers l’Allemagne, celles des Westphaliens. Leur venue en France est souvent de courte durée, un contrat d’un an renouvelable. Contrairement à ce qui se passe pour d’autres arrivées féminines où il s’agit de femmes mariées qui vont rejoindre leurs époux, ici l’arrivée massive des femmes n’est pas le signe d’une stabilisation et d’un enracinement de l’immigration. Nombreuses mais isolées dans des fermes et par une barrière linguistique et culturelle, elles n’en sont pas plus visibles. Nous disposons ici de sources ici exceptionnelles qui nous permettent de les connaître.

En Indre-et-Loire, comme dans d’autres départements, un « Comité d’aide et de protection des femmes immigrantes » est créé par l’arrêté du 28 décembre 1928. Mais le comité du département Indre-et-Loire tranche par rapport aux autres. L’inspectrice, Julie Duval parle bien le polonais. Certes, c’est sans doute une qualification qui est plus ou moins commune avec les autres inspectrices des autres départements, mais son niveau linguistique est si bon qu’il est possible que l’inspectrice vienne d’une famille polonaise. C’est surtout l’intérêt qu’elle porte à ces jeunes femmes qui fait la qualité de l’abondant corpus de rapports et de correspondances qui nous est parvenu. Julie Duval crée des dossiers pour chaque ouvrier et ouvrière, la plupart sont des femmes. Elle y collecte toutes les lettres des ouvrières étrangères, mais aussi celles des patrons et des médecins. Les contrats de travail et la correspondance administrative sont également collectés. L’inspectrice a reçu 1592 lettres et elle en a envoyé 1601. Dans ses dossiers, on trouve des statistiques, des rapports de travail et des documents sur l’arrivée des ouvrières. Elle délaisse souvent le ton purement administratif et porte un regard de « citadine sur le monde paysan » comme l’écrit Roland Hübscher.

Violences sexuelles et naissances hors mariage

Mais l’inspectrice est surtout confrontée aux drames de ces jeunes femmes : les grossesses et les naissances sont les thèmes principaux des lettres qu’elle reçoit, et c’est également son plus grand soucis. Dans ses statistiques de l’année 1934, elle signale 38 accouchements, dont 24 filles-mères polonaises. Les circonstances de ces naissances sont souvent elles aussi douloureuses. La plupart des enfants sont nés de relations plus ou moins amoureuses et beaucoup sont les résultats de viols. La violence sexuelle est en effet un des problèmes principaux des jeunes ouvrières immigrées et souvent, c’est seulement la grossesse qui en donne la trace. Le viol est un sort commun à de nombreuses jeunes femmes polonaises. Il est certain que beaucoup d’entre elles sont violées par leurs patrons, les fils de leurs patrons ou d’autres personnes qui fréquentent les fermes et les villages où les jeunes polonaises travaillent. Certaines osent l’écrire à Madame Duval et ce témoignage, qui ne débouche pas sur un rapport de police ni sur une décision de justice, est une source exceptionnelle. C’est le cas de Zofia Dubiel ; Elle est née le 25 mars 1909, vient de la région la plus pauvre et la moins alphabétisée de Pologne, de la voïévodie Lwów, région d’origine de la plupart des ouvrières agricoles dont Julie Duval s’occupe. Zofia Dubiel a 22 ans lorsqu’elle arrive en France, le 6 septembre 1931 ; et son contrat de travail est signé le 17 septembre de la même année.

Au début, dans une lettre qu’elle écrit en novembre 1933, elle raconte qu’elle a changé de lieu de travail et qu’elle est maintenant chez de bons patrons. Mais elle est déjà dans le septième mois de sa grossesse :

«[…] j’ai eu de la chance parce que je suis chez des gens très bons mais il y a un grand malheur sur moi parce que je suis enceinte et c’est déjà le septième mois. Je l’ai fait avec leur fils quand j’étais chez Floro donc je demande un renseignement à Madame le patron dit que je dois aller à l’hôpital à Tours […] qu’est-ce que je dois faire parce que je ne l’ai pas fait pour le plaisir mais il m’a forcé de faire ça et je vous ne l’ai pas dit parce que j’ai eu l’honte […] ».

Zofia Dubiel a été forcée ou même violée par le fils de son patron Fleureau chez lequel elle est restée pendant environ un an à partir de septembre 1932. Mais ce n’est pas le viol qu’elle voit comme le problème principal, c’est plutôt le fait qu’elle soit maintenant enceinte et qu’elle ne sache pas quoi faire dans cette situation. En général, elles ne parlent de cette violence sexuelle qu’en cas de grossesse. Le chiffre des viols et des autres incidents reste inconnu, mais il est certainement plus élevé que celui indiqué dans les documents.

Hormis ces situations dramatiques mais non exceptionnelles, les correspondances nous renseignent sur le quotidien des migrants et leurs relations avec patrons. Les ouvrières polonaises travaillent dur, mais elles gagnent au plus 200 à 260 francs par mois Une grande partie de cet argent est envoyé en Pologne, et ce qu’il reste doit être payé au patron comme remboursement pour la nourriture et le blanchissage comme le stipule le contrat de travail.

Les habitudes et pratiques alimentaires sont souvent des sujets de conflit entre une ouvrière polonaise et ses patrons. Les Polonaises viennent d’une autre culture, elles ont souvent une alimentation et des goûts différents. Les modes de vie mettent en lumière les difficultés d’adaptation des jeunes femmes immigrées dans un pays mais aussi dans une culture étrangère. Le repas pris en commun est un des moments où les patrons observent le comportement de leurs domestiques. De ces infimes détails on peut déduire la difficulté des rapports et la méfiance qui s’instaure souvent. Dans le classeur de l’ouvrière Katarzyna Brudz, on trouve une lettre de son patron Hersant Hupenoire qu’il a écrit le 12 mars 1935 :

«  Ce matin je lui ait fait une observation au sujet de la nourriture c’est une femme qui est très délicate elle ne mange que ce qui lui fait plaisir et quand il y a quelque chose à son goût il n’y en aurait bien que pour elle. […] Si vous ne vous en tenez pas à moi vous n’aurez qu’à faire prendre des renseignements sur la maison savoir si les domestiques sont mal nourrit(sic) et si il sont maltraités».

Les rapports sont parfois bons comme le montrent aussi les témoignages de patrons et d’ouvrières qui souhaitent renouveler leur contrat. Ces documents, pour la plupart écrits en polonais par les jeunes migrantes et l’inspectrice, sont en cours de traduction et d’exploitation par des jeunes chercheurs français et allemands (polonophones) qui établissent à la fois une liaison entre le pays d’accueil et le pays d’origine et sont soucieux de lier leur enquête à l’étude de l’immigration rurale mais aussi aux études sur le genre et le corps à travers notamment les cas de maternités et de viols relevés et les maladies des migrants. Au-delà de la simple exhumation de situations méconnues, ces bribes de vie et ces trajectoires témoignent de la difficulté de ces « migrations blanches » dont on oublie aujourd’hui qu’elles ont constitué aussi une expérience forte de l’altérité.
Emancipation et résistance ?

Dans son ouvrage sur l’immigration dans les campagnes, Ronald Hubscher apporte un autre regard, complémentaire. « A la différence de la passivité et de la soumission résignée de certaines de leurs compagnes, écrit-il, des filles de ferme savent prendre en main leur destin ». Il cite pour ce faire les lettres des employeurs qui se plaignent ou parfois même admirent, ces femmes « fortes », « ces rebelles » qui par leur absence du groupe familial se libèrent de la tutelle parentale ou maritale et s’émancipent. L’un d’eux s’en remet à Madame Duval :

«  Ma servante la polonaise (…) veut partir, elle ne gagne pas assez et demande encore une augmentation. Depuis un an j’ai toujours payé à elle 260 francs aussi bien en hiver qu’en été. Aujourd’hui comme tout baisse et que nos marchandises ne se vendent plus alors on ne peut plus arriver à payer ce prix-là. Tandis qu’on a beau à l’expliquer que la culture va très mal elle veuille rien savoir».

L’arbitrage de la médiatrice est donc déterminant et délicat. Même si les relations ne sont pas toujours dramatiques, on est loin de l’image idyllique donnée par Georges Mauco pour qui les jeunes polonaises « sont mêlées intimement à la famille française ». Le constat des médecins de l’hôpital de Tours est accablant : «  Toutes les malades que vous m’avez envoyées à l’hôpital sont, avant tout, des femmes surmenées par un travail au-dessus de leurs forces et, surtout, déprimées moralement par leur exil : la plupart de celles que j’ai observées ne portaient pas de lésions organiques et devraient être considérées comme des déprimées physiques et mentales».

La richesse de ce fonds documentaire, et des analyses dont nous ne donnons ici qu’un aperçu invitent à poursuivre la recherche en amont et en aval en reconstituant une histoire franco-polonaise croisée de ces femmes. Que sont-elles devenues ? Si la plupart d’entre elles sont reparties, certaines jeunes polonaises ont continué à être placées dans les campagnes. Irène G. fille d’ouvrier polonais arrivée dans les années 20, déclarait en 2004 dans un entretien avec Mathieu Henner qu’elle avait travaillé à l’âge 12 ans dans une ferme. Un projet de publication devrait permettre d’ouvrir à un plus large public leur histoire et leur mémoire.

Lettres de Franciszka Kasprzak et sa patronne Madame Galland à Julie Duval, écrites en juillet 1934.
Source : dossier de Franciszka Kasprzak, AD Indre-et-Loire : 10M 124. Cliché A.Golomuk

Groupe de Polonais, village de Pontlevoy (41) en 1934
Source : Fonds Clergeau, AD Loir & Cher.

Polonais et Ukrainiennes, ferme de la Pastourellerie (41) en 1925
Source : Fonds Clergeau, AD Loir & Cher.

Ma famille est originaire du Minho, dans le Nord, près de la mer
Mon père est arrivé dans les années 60, pendant la dictature de Salazar. Mes grands parents paysans et avaient 5 enfants quand ils ont décidé d’émigrer. Le grand père est d’abord parti en France tout seul avec un contrat de travail. Il a atterri dans une ferme près de Bourges. Pour lui, ça n’a pas du tout été « a salto », pas du tout le « lapin ». Le salto, c’est : »sauter comme des lapins » !
C’est comme ça qu’on disait, quand on passait la frontière… discrètement… On disait qu’on avait le « passeport du lapin » mais mon grand père, lui, n’était pas dans ce cas car il avait la chance d’avoir eu un contrat, donc un moyen d’y aller.
Il a travaillé deux ans tout seul, et il a trouvé une maison à côté de Bourges. C’est le schéma classique pour beaucoup de Portugais. Après, ma grand-mère est venue en train avec ses 5 enfants, le rejoindre et vivre avec lui. La grand-mère était enceinte quand il est parti et elle a accouché toute seule.
Il est venu pour pouvoir manger et se chauffer et vivre dans des conditions, sortir de la misère. Pas du tout des raisons politiques, des raisons économiques.
Mon père, l’un des cinq enfants avait 10 ans quand il est arrivé. C’est lui l’aîné. Les autres avaient 4 et 3 ans au moment du voyage.
Ils sont restés dans la région et ont construit une maison comme tout le monde à 60 ans, la maison de ses rêves au Portugal mais ils ne sont jamais retournés habiter là bas parce que ma grand-mère ne voulait pas habiter là bas. Elle, elle voulait rester en France.
Alors, ils ont fait des va-et-vient comme on dit, tous les étés. Mon père les a souvent emmenés en voiture à Pâques et l’été, pas à Noël.
Mon grand père s’occupait au départ d’une ferme. Ils ont fait plusieurs fermes avant de s’occuper d’une entreprise où il s’occupait du gardiennage de l’entreprise. Et la grand-mère n’a jamais travaillé, elle s’est occupée de ses 11 enfants !
Moi, je suis née à Tours. où mon père avait trouvé du travail et une femme de la région, ma mère! Et ils ont fait deux enfants à Tours. Je suis tourangelle mais j’ai aussi l’âme portugaise.