Nous reproduisons ici dans son intégralité, le texte de l’article de  Jeanine Sodigné Loustau

paru dans la revue : Matériaux pour l’histoire de notre temps, n°44 (octobre-décembre 1996)

 

Conflit interne, la guerre civile espagnole qui éclate en juillet 1936 provoque, dès août 1936, un déplacement de population qui en février 1939 va atteindre une ampleur jamais égalée à l’époque contemporaine, et n’entre pas dans les schémas classiques de l’immigration ou des demandes d’asile. Devant les vagues successives les gouvernements élaborent une poli tique à court terme, allant au gré des circonstances d’une surveillance étroite à la mise au travail, de la liber té d’opter pour un rapatriement au renvoi des « inaptes et inutiles ». De Léon Blum à Paul Reynaud, deux principes régissent la politique : réduire les frais au minimum et assurer l’ordre public. Au fil des mois, la conception du droit d’asile devient de plus en plus étroite. En 1936, aux préoccupations prioritaires du maint ien de l’ordre et de la protection sanitaire des Français, qui prévalent jusque-là dans l’accueil des étran gers, se superpose celle d’assurer un hébergement temporaire loin de la frontière et de réduire au minimum les frais de transport : soit 44 dépar tements entre Loire et Garonne. En 1937, le gouvernement Léon Blum édicte une série de mesures devant régir l’accueil des populations éva cuées de la zone Nord. Toutefois, elles ne sont le reflet que d’une préoccupation à court terme et ne règlent pas les problèmes locaux comme en témoignent les échanges de correspondance entre les préfets des 31 départements dits de «première urgence ». Leurs interrogations quant aux modalités d’hébergement et de financement soulignent l’absence d’une politique d’accueil cohérente ; tout ne devait être que provisoire et il leur faudra gérer un provisoire qui perdurera au-delà de 1937 En 1939, il se prolongera au-delà de la fin de la guerre civile pour ne s’achever qu’en juin 1940 devant l’invasion allemande qui met un terme à l’hébergement dans les centres de civils à la charge de l’État.

Les mouvements vers la région Centre, se déroulent en quatre vagues et correspondent aux phases principales de la guerre : modérés en 1936 et 1938 (1 143 et 444 personnes), ils se caractérisent en 1937 et surtout en 1939, par leur soudaineté, leur ampleur (5 564 et 13 112) et leur composition. Ils ont effectivement comme caractéristique commune d’être dans leur très grande majorité ceux de femmes, d’enfants, de vieillards et d’invalides, démunis de ressources, soit a priori une populat ion apolitique qu’en 1939 on ne souhaite pas garder au-delà de la fin du conflit.

 

Les modalités d’hébergement

Les modalités d’hébergement varient de 1936 à 1939 au sein d’un même département, allant de l’ato- misation à la concentration et vice versa. Les arrivées inopinées de 1936 provoquent peu de problèmes d’ordre organisationnel qui ne puis sent être résolus, même à Orléans où la municipalité attend encore le remboursement d’une créance (avance consentie pour l’héberg ement en 1934 de 235 Espagnols venus chercher refuge après les mouvements révolutionnaires astu- riens et catalans). Cité « taudis » Biray à Châteauroux, écoles, établissements de cure et hospices, héber gent ces premiers venus. Toutefois, déjà se profilent des difficultés si le séjour vient à se prolonger, si d’autres arrivées surviennent. Les problèmes débutent en 1937 avec la crainte de devoir obérer les finances locales, l’absence de locaux publics ou privés habitables, et la très discrète coopération de l’armée et des administrations civiles. Le principe de l’hébergement collectif dans des camps à charge de l’État est écarté, le gouver nement ne voulant pas renouveler l’expérience sarroise. Les conditions de débarquement et d’évacuation des ports de l’Atlantique désorganisent les plans hâtivement dressés par les préfets mis ainsi dans l’obligation de procéder à des regroupements : camps de remonte, camp militaire désaffecté, ancienne prison, abritent les civils en Eure-et-Loir, Indre et Loir- et-Cher, tandis que 60 communes du Cher et 41 du Loiret doivent faire appel à leurs maigres ressources locales : hospices, maisons inhabi tées, logements vacants d’instituteurs. En 1938, les anciens haras de Châteaufer, aux aménagements «rudimentales », puis l’abbaye de Noirlac, regroupent les 162 réfugiés du Cher, tandis que l’ex-caseme Jardon d’Issoudun reçoit dans l’Indre les 383 nouveaux venus.

Les problèmes propres à l’accueil immédiat, à l’hébergement, à la sur veillance sanitaire, sont multipliés en 1939 où plus de 13 000 personnes arrivent entre le 29 janvier et le 8 février. Malgré, depuis 1936, les avertissements des diplomates, rien n’est prévu pour accueillir des réfugiés. Les pouvoirs publics ne s’écartent pas des priorités affichées jusque-là, à savoir, surveiller, inciter au rapatri ement ou à la réémigration. La méconnaissance des flux tant sur le plan numérique que sur le plan sani taire, ainsi que leur cadence, pèsent dans le processus d’accueil. Sans déroger aux instructions ministér ielles — élaborées dans (mais aussi à cause de) un climat d’hostilité à l’ allogène et de tensions internatio nales — , les procédures d’accueil vont être appliquées avec plus ou moins de rigueur. En l’absence d’un organisme politique de coordination, l’arrivée massive, par des températures inclémentes, de femmes, d’enfants et de vieillards physiquement affaiblis et de ce fait réceptifs à la maladie, démunis de ressources, posent de graves problèmes. Prévenus à la dernière extrémité, préfets et municipalités, avec le secours des populations parent au plus pressé : abriter autant que faire se peut du froid et de l’humidité, soigner et nourrir sans s’écarter des instructions données et réitérées par leur ministre de tutelle et plus tard ivement par son homologue de la Santé, et sans s’écarter des limites fixées par un budget parcimonieusement calculé.

La surveillance sanitaire, régie par la Convention sanitaire internationale du 21 juin 1926, vise à empêcher la propagation d’une épidé mie ainsi qu’à lutter contre les maladies dites pestilent ielles (dont le typhus exan-thématique), les maladies graves transmissibles (variole). 5. La France des années 30 ne possédait pas un service de santé civil analogue au service de santé militaire.

Les préfets favorables au regroupement, dépassés par le nombre, doivent faire appel aux communes et utiliser les centres de vacances.

– Dans le Cher, où sont encore hébergés depuis 1938 20 femmes, 32 enfants et 3 vieillards, 3 002 personnes dont 1 318 femmes et 1 515 enfants sont répartis dans 7 centres.

– Dans le Loir- et-Cher, les 3 133 évacués, dont 1 410 femmes et 1 474 enfants, sont dirigés sur 47 villages, 3 centres de vacances et les anciens haras de Selles-sur- Cher.

– Dans le Loiret, les structures d’accueil d’Orléans ne suffisent pas au regroupement des 2 838 réfugiés dont 1 149 enfants, qui doivent être en partie disséminés dans 46 communes.

– Dans l’Eure-et-Loir, le camp de Lucé et l’ancienne prison de Châteaudun insuffisants pour les 2 098 évacués, dont 918 femmes, 1 076 enfants, on ouvre 53 centres ruraux.

En revanche, dans l’Indre, les 2 041 nouveaux arrivants sont regroupés à Châteauroux, au Blanc et à Issoudun. Plus tard quatre autres centres seront ouverts.

Tout n’est pas parfait sur le plan matériel, loin s’en faut. Vétusté, indigence des infrastructures sont presque partout de règle, excepté dans les centres de vacances mis provisoirement à la disposition des préfets par les organisations syndicales. À côté des maisons inhabitées « insalubres », on trouve des granges mal aérées, des halles, des prisons désaffectées, d’anciens moulins. Partout pièces à usage de dortoir, de même que points d’eau et d’évacuation, sont aménagés à la hâte. Le pire côtoie le meilleur et les centres jugés en 1937 impropres à l’hébergement sont rouverts. Mais villes et villages ne doivent compter que sur leurs ressources propres. Les préfets et les maires ne peuvent pas être tenus pour responsables de la précarité des installations.

L’étude sur les ressources départementales faite en 1938 pour une répartition éventuelle de réfugiés en cas de repliement et d’évacuation de populations françaises, avait conclu à l’impossibilité de trouver dans les communes du Loiret et de l’Eure-et-Loir, des locaux appropriés.

 

La vie dans les centres

Après le logement, l’alimentation fut une des préoccupations des préfets. Les habitudes alimentaires s’a ccommodent mal des cuisines locales et des menus peu attrayants et répétitifs, avec leurs féculents et les viandes dites de deuxième ou de troisième catégorie. Toutefois, étaient-ils différents de ceux servis dans les collectivités communales d’assistance soumises également à des impératifs budgétaires ?

Terminée la quarantaine sanitaire, la surveillance continue. Les sorties sont soumises à des demandes d’autorisations assorties de tant d’interdictions qu’elles sont rarement sollicitées. Les visites sont interdites. La correspondance avec les familles est réglementée et fonction des dons en papier, enveloppes, timbres, et son acheminement aléatoire ; les préfets ne sont pas autorisés à centraliser la correspondance entre étrangers. Quelques centres procurent aux femmes des travaux d’aiguille, mais dans l’ensemble les femmes sont condamnées à l’inactivité. Comme l’hébergement, l’organisation sanitaire doit être improvisée.

 

 L’organisation sanitaire

À l’arrivée, les problèmes à résoudre du point de vue sanitaire sont de deux ordres : assurer les soins aux malades et aux blessés ainsi que leur hospitalisation le cas échéant, et protéger contre la propa gation de maladies infectieuses causes de mortalité parmi les groupes dits « à risque », à savoir les jeunes enfants et la population âgée. De 1937 à 1938, étant entendu que le séjour ne doit être que provisoire, l’instruction de mai 1937 ne prescrit aucune mesure autre que celles appliquées aux frontières pour éviter toute propagation de maladie conta gieuse. Or en 1937, beaucoup d’en fants sont atteints de rougeole et font encourir un risque d’épidémie.

 

Une population à risque en 1939

En janvier et février 1939, tous les facteurs sont réunis pour favoriser la morbidité : conditions de vie et pr ivations avant l’exode, exode et éva cuation, précarité des structures d’ac cueil, ainsi que promiscuité et surpopulation dans les centres. La spécificité de l’exode nécessite une prise en charge par le ministère de la Santé publique. Mais toutes les instructions s’inscrivent dans le droit fil des dispositions générales contre la propagation des maladies transmissibles, et rappellent les mesures prophylactiques à prendre pour pallier un risque épidémique. En l’absence d’une organisation sanitaire bien structurée, d’une coordination entre les ministères de l’Intérieur, de la Santé et de la Défense nationale — l’armée seule disposant à l’époque de matériel adapté à la réception d’un aussi grand nombre de malades et de blessés — , préfets, médecins et personnel paramédical, avec les moyens locaux, font très rapidement face à la situation. Médecine préventive, curative, mesures d’isolement alors que peu d’hôpitaux locaux possèdent des structures permettant d’accueillir des contagieux, rien n’est laissé au hasard. Les mesures préventives visant à protéger tant les autoch tones que les réfugiés sont respectées.

 

Les structures d’hospitalisation

Le recensement des lits disponibles dans les structures d’hospitalisation, médicales ou médicalisées, ainsi que services de chirurgie, effectué en 1938, avait montré que la région Centre ne pouvait recevoir qu’un nombre limité de malades et de blessés.

Dans le Cher, les hospices civils et encore moins l’autorité militaire ne peuvent prêter au préfet les 150 lits nécessaires aux hôpitaux auxiliaires et aux services de contagieux qui doivent être mis en place rapide ment. Des infirmeries sont organisées dans les centres pour traiter les blessés légers ainsi que les affections cutanées diverses. Des hôpitaux auxil iaires sont aménagés pour prévenir la propagation d’épidémies. Il en est ainsi à Noirlac où 70 malades y sont isolés au même moment lors d’une épidémie d’oreillons. Au centre de Châteaufer un hôpital auxiliaire est créé de toute pièce dans un bât iment isolé des haras. Du 20 février au 19 avril, 40 lits y sont occupés en permanence. Au centre de La Brosse 50 malades atteints en même temps de rougeole sont isolés dans deux salles du centre. L’hôpital de Chartres, proche du centre de Lucé ne peut accueillir en février que 5 femmes et 5 enfants et celui de Châteaudun, complet, doit « monter » 15 lits supplémentaires pour les Espagnols. En raison de l’insuffisance de lits à l’hôpital d’Issoudun, les malades « en attente » sont rassemblés dans un gymnase. Le 6 février, les hôpitaux d’Orléans et de Beaugency n’ont plus de lits disponibles et « plusieurs infirmeries de campagne » sont mises en place. Un hôpital auxiliaire de 60 lits est ouvert à l’ancienne gare de tramways de Saint-Marceau. Les mesures antiparasitaires Conformément aux instructions, toutes les « dermatoses » — terme générique dont on ne sait ce qu’il représentait dans le système de pen sée des ministres — devaient être immédiatement traitées. Pour les nombreux cas de gale, avec lésions de grattage infectées, le traitement en milieu hospitalier s’imposait. Le traitement préventif du typhus exanthématique, longtemps fléau redouté propagé par le pou, nécessit ait un épouillage, ainsi que le passa ge en étuve des vêtements et paillasses.

Les conditions de l’exode rendent difficile en 1939 l’application de cette opération. Les préfets ne peuvent se conformer aux instructions dans les délais prévus. L’armée, avare de son matériel au nom de la défense nationale, ne peut porter le concours promis et espéré. Cette désinfection ne suffit pas à enrayer la diffusion des poux favori sée par la promiscuité et les lits de paille. État de fait qui semble méconnu dans les cabinets ministériels où sont élaborées les circulaires. Comment, en effet, passer en étuve plus de 13 000 paillasses ? Un cordon sanitaire est instauré autour des centres ruraux. Préfets, sous-préfets, maires, veillent à l’observation des mesures d’isolement. La gendarmerie est omniprésente. L’étalement dans le temps des rougeoles, oreillons et coqueluches impose le renforcement de l’isolement et sous-entend de n’effectuer aucun transfert de centre à centre, sous peine de provoquer une nouv elle épidémie.

 

Les vaccinations

Une loi de 1938, tendait à rendre obligatoire au cours de la deuxième ou troisième année la vaccination antidiphtérique. Les enfants âgés de dix-huit mois à seize ans doivent y être soumis systématiquement en 1939 et recevoir, ainsi que des adultes, le vaccin antivariolique. Mais ces vaccinations ne peuvent être pratiquées partout en série. Oreillons, varicelle, coqueluche, rou geole, lésions de grattage ainsi que les affections des voies respiratoires retardent les opérations.

 

Un péril vénérien ?

Syphilis et maladies vénériennes sont traditionnellement les maladies que l’on impute à l’autre, et les Espagnols furent ainsi suspectés de les avoir importées. Une circulaire du ministre de la Santé fait état de la présence « en assez grand nombre » de personnes atteintes de maladies vénériennes « en particulier de blennorragie », et celle d’un certain nombre de prosti tuées, et préconise un contrôle. Dans le Cher, ce contrôle, coercitif, est rejeté comme inutile car tardif, et incompatible avec la dignité humaine. Dans l’Eure-et-Loir on a moins de scrupules ; si l’on ne pratique pas « des examens systématiques des organes génitaux en vue de rechercher les syphilis», les « femmes signalées comme étant susceptibles, par leur conduite, de contracter ou de transmettre des maladies riennes » subissent un examen gyné cologique.

 

La prise en charge financière de la thérapeutique

Toute surveillance médicale a un coût, et les allocations de subsistance ne couvrent que les dépenses d’hébergement. De 1936 à 1938, médecins et autorités préfectorales ne savent à quelle catégorie appar tiennent les réfugiés. Pour ces populations que l’on ne souhaite pas garder sur le sol national, la prise en charge d’éventuelles dépenses de santé n’est stipulée dans aucune ins truction. Les malades doivent-ils alors être pris en charge par les départe ments sur leur budget d’assistance ? Les produits pharmaceutiques presc rits ne doivent-ils être compris que dans la nomenclature du service de l’Assistance médicale gratuite (AMG) départementale ? Sur quels crédits devront être réglés les frais de trans port et d’hospitalisation ? Le traité franco-espagnol d’assistance réciproque doit-il jouer ? Autant de questions que se posèrent les administrateurs départementaux qui ne pouvaient se référer aux instructions ministérielles muettes sur la question. Beaucoup de malades, en 1937 et 1938, sont pris intégralement en charge par l’AMG du département

En 1939, lorsqu’arrivent les premiers civils, les préfets n’ont reçu aucune instruction. Les budgets d’AMC des départements ne peuvent consentir d’avance. Des fonds spéciaux doivent être mis à la disposition du ministre de la Santé, mais le 20 février seuls les miliciens blessés sont l’objet des préoccupations du ministère. Ces considérations budgétaires ne sont cependant pas un frein aux soins, aux hospitalisations, ni à la mise en route de vaccinations non inscrites sur la nomenclature des remboursements.

 

Les enfants

Au sanglant affrontement entre les deux Espagnes revient le triste privilège d’avoir provoqué la première grande migration d’enfants, rassemblés en colonies organisées par les partis politiques, évacués seuls ou avec un membre de leur famille. L’enfant qu’il ait été nouveau-né ou adolescent, orphelin ou abandonné, n’a pas été l’objet de beaucoup d’attentions de la part des pouvoirs publics.

Dans leurs appels à la charité publique les préfets ne sollicitent que des dons à but alimentaire ou vestimentaire. En dehors de quelques initiatives locales, de jouets recueillis par des organisations de gauche, et des loisirs offerts par les « coins blancs », créés sous l’égide de l’Office international pour l’enfance, les enfants sont livrés à eux-mêmes.

En 1937 des tentatives, non de scolarisation, mais d’initiation au français, sont ébauchées dans quelques centres du Cher et du Loir-et-Cher. Pourtant, dans un but d’assimilation il est vrai, une loi du 9 août 1936 impose la scolarisation aux enfants étrangers ; la scolarité des enfants espagnols, dont le séjour ne doit être que temporaire, n’est donc pas au centre des préoccupations. En mai 1939, le souhait contrarié de rapatriements massifs, ainsi que le projet de mise au travail des adultes et adolescents, font se poser le problème, mais il ne va pas au-delà de l’enseignement des « rudiments de notre langue ». Il faut attendre août 1939 pour que soit envisagée, au niveau du seul ministère de l’Intérieur, l’admission des enfants dans les « écoles pr imaires publiques », où néanmoins la priorité devra être donnée aux Français.

À cette subordination aux effectifs s’ajoute « que soient strictement observées les conditions réglementaires d’hygiène », et que ces intégrations ne soient en aucun cas sujet de troubles dans les villages. Un des collaborateurs de J. Zay n’hésite pas à stipuler qu’il conviendrait de refuser l’accès des écoles à « tout enfant de nationalité espagnole quel qu’il soit » (sic), si survenaient des réactions hostiles de la part des familles françaises pouvant aller jusqu’à la grève scolaire. Or, seul un risque épidémique pouvait faire adopter des mesures d’éviction.

L’éviction scolaire et la priorité donnée aux Français sont autant de mesures discriminatoires à l’égard des petits Espagnols auxquels la loi du 9 août 1936 reconnaissait les même droits qu’aux autres étrangers et qu’aux Français. Toutefois, les préfets redoutaient les conséquences des décrets d’application de la loi française sur la prolongation de la scolarité parus le 17 février 1939. De nombreuses municipalités allaient manquer de locaux et l’admission des enfants réfugiés allait accroître les difficultés. Quant à une éventuelle admission des adolescents dans les établiss ements professionnels ou supérieurs, elle n’est évoquée dans aucun docu ment. Il est vrai que lorsque le gouvernement s’intéresse au potentiel de main-d’œuvre des centres, la population âgée de plus de quatorze ans n’est destinée qu’à exercer des travaux peu qualifiants dans l’agricul ture ou l’industrie. C’est ainsi qu’en 1940 sera envisagé de donner à des orphelins une formation profession nelle agricole et de former des « vachers sachant traire quatre à cinq vaches ».

Aucun document ne mentionne l’admission des enfants dans les écoles des départements à la rentrée d’octobre 1939. L’état de guerre fait prévaloir d’autres priorités. Les heures d’enseignement impart ies dans les centres par des bénév oles, de même que celles passées à effectuer des « corvées », n’occupent les enfants qu’une partie de la journée et ne suffisent pas à satisfaire un besoin d’activité. Les énergies mal canalisées ne peuvent que déborder du périmètre des centres. Au cours de leurs escapades hors des centres, les jeunes Espagnols ont des jeux malencontreux ou du moins leur attribue-t-on toutes les « déprédations » commises alentour. Des adolescents sont déférés au parquet. Des peines d’emprisonnement sont requises pour quelques garçons âgés de trei ze à seize ans accusés de bris de vitres, de jets de détritus dans un puits ainsi que d’arrachage de goutt ières et de clôtures. Pour la destruction de nombreux isolateurs, un receveur des postes porte plainte « au nom de [son] administration », ainsi que le chef d’exploitation au nom de l’Union électrique.

 

Orphelins et enfants abandonnés

L’instruction de mai 1937, sans méconnaître les enfants évacués sous la responsabilité du gouvernement basque et placés sous la protection de la représentation diplomatique de leur pays, ne s’attache qu’aux modalités de leur rapatriement. En 1937, dans le Cher, seul département pour lequel nous possédons des renseignements, 11,62 % des enfants sont orphelins, et ils sont placés chez des particuliers, femmes veuves en général. Il n’en est pas de même en 1939 ; dans tous les départements ils sont dans les centres, laissés aux bons soins de leurs compatriotes adultes. On veille dans le Loir-et-Cher à ne pas les rapatrier sans examen préalable de sa situation.

En fût-il de même ailleurs ? Le 10 août 1939, une instruction ministérielle, stipulant qu’aucun « enfant orphelin ou dont les parents ont disparu » ne sera rapatrié ou envoyé à l’étranger « jusqu’à nouvel ordre », laisse toute latitude d’adapter la politique en fonction des circonstances. Le 7 février 1940, ils figurent dans la catégorie des réfugiés devant rentrer. Toutefois, la décision est laissée à l’appréciation des préfets qui peuvent les confier à l’Assistance publique. Quant aux regroupements familiaux, l’exiguïté des locaux, ainsi que l’obligation de reloger des réfugiés après la fermeture de centres d’autres départements, ne permettent pas de satisfaire toutes les demandes, y compris celles de mères avec leurs jeunes enfants, et la circulaire du 5 mai 1939, ne l’évoque qu’en tant qu’opération préalable au départ.

 

L’accueil non étatique

 Les populations

L’imbrication entre aide humanitaire et combat politique, évident en 1937 et 1938, moins marquée en 1939, ne doit pas masquer les gestes de charité venant de secteurs de l’opinion façonnés par une certaine presse. Malgré le climat entretenu par la presse conservatrice, à la fois contre la République espagnole et à l’encontre des réfugiés, les bonnes volontés ne manquèrent pas pour aider dans l’accueil et l’héberge ment, palliant ainsi les carences des pouvoirs publics. Préfets, groupements politiques de gauche et syndicats, et dans une moindre mesure l’épiscopat, jouèrent sur les ressorts de l’émotion. Des réseaux de solidarité se mirent en place et les options politiques s’effacèrent devant le dénuement des réfugiés. Tout au plus la mise en œuvre de l’hébergement donna-t-elle le prétexte à quelques échanges verbaux peu amicaux entre fractions politiques opposées. Des comités d’accueil se formèrent dans tous les départements.

Il y eut néanmoins des accueils sans chaleur; la massivité de l’exode ne fit pas prendre conscience à tous du drame espagnol, et ceux-là même qui auraient dû se porter au secours des plus démunis le firent timidement.

 

Les organisations politiques

La solidarité du PCF et des jeu nesses communistes vis-à-vis des combattants accapare toute l’attention au détriment des civils.Néanmoins ils coordonnent en 1937 des actions de soutien en faveur des enfants, bien que l’adhésion des Basques au camp républicain dérange. En 1939, tous participent aux actions de solidarité des comités départementaux ou locaux. On se méfie néanmoins de leurs initiatives et on s’oppose à « l’adoption » d’enfants par des familles « communistes notoires » ou « convaincues ». Le reste de la gauche est plus discret.

Les radicaux, au pouvoir, parti sans de mesures de prévention, ne se manifestent pas plus que les radicaux-socialistes et les socialistes. Les interventions des députés R. Chasseigne et R. Mauger, ainsi que celles de M. Viollette et de J. Zay, ne sont que des interventions ponctuelles, voire sélectives, et certaines de leurs prises de position publiques sont en contradiction avec celles prises au sein d’assemblées régio nales.

Quant à la Ligue des droits de l’homme, si la section d’Orléans adresse en 1937 au cours d’une séance un appel à tous les ligueurs en faveur des fillettes recueillies par la Bourse du travail, c’est la seule fois où, les réfugiés sont l’objet d’une attention particulière. Dans l’Indre en 1937 et 1939, ainsi que dans le Loiret en 1939, on note les manifestations de soutien du Parti social français (PSF) à droite de l’éch iquier politique. Les syndicats Dès 1936, les syndicats sont tés pour participer aux actions de solidarité organisées par la commission administrative de la CGT. La plus notable émane de l’UD du Loiret qui prend entièrement à sa charge l’entretien et la surveillance de 12 enfants qui lui sont confiés par le Comité d’accueil aux enfants d’Espagne. Les sections du Syndicat national des instituteurs (SNI) s’associent en 1939 aux mouvements de solidarité. Toutefois, elles ne gèrent qu’une partie des dons recueillis par l’Œuvre du Trousseau des enfants réfugiés espagnols créé par la direction nationale, qui centralise, ainsi que la CGT, le produit des collectes.

Pour ce qui concerne la scolarité des enfants, aucune section ne souleva le problème, et seuls quelques enseignants bénévoles du Cher tentèrent d’im partir quelques cours aux enfants, et la section d’Eure-et-Loir ignora l’exclusion des petits Espagnols de l’école de Janville.

 

Les chrétiens

En 1936, l’épiscopat lance des appels ; ils sont timides, et géographiquement limités au Loiret. En 1937, ils sont aussi discrets et très sélectifs puisque dirigés essentiellement vers les enfants basques supposés en danger dans les colonies du Front populaire espagnol. De l’attitude de l’épiscopat et du clergé dépendait celle de la communauté catholique façonnée par des campagnes de presse hostiles aux « sans Dieu » et propres à tempérer les élans de charité. Toutefois, si la prise de conscience au sein de la communauté catholique ne fut pas immédiate, on ne note en revanche aucune mobilisation de la communauté protestante.

 

L’aide extérieure

Les organisations caritatives françaises, créées sous le patronage de personnalités prestigieuses, furent nombreuses. Cependant, les seuls organismes à répondre aussi bien aux appels des gestionnaires de centres qu’à ceux des réfugiées elle-mêmes, furent la Commission d’aide aux enfants espagnols réfugiés en France ainsi que la Commission inte rnationale d’aide aux enfants réfugiés. Sans cette aide considérable l’admi nistration préfectorale n’aurait pu faire face aux besoins.

 

Le séjour se prolonge

La guerre civile terminée, les populations locales comprennent difficilement que l’on continue à entretenir ces réfugiés qui de surcroît occupent souvent des locaux à usage agricole. En avril 1939, en raison du plan d’évacuation des populations du Nord et de l’Est, les préfets sont invités à prévoir un hébergement collectif pour les Espagnols refusant de rentrer.

Les centres ruraux sont peu à peu supprimés et les regroupements se font à Châteaufer (Cher), Lucé- Chartres, La Verrerie (Orléans), et Bois-Brûlé (Loir-et-Cher) : centres inconfortables, impropres à unhébergement collectif et de longue durée, ainsi qu’au regroupement familial. Au 18 août, moins de 40 % sont repartis. En septembre, le gouvernement estime que les raisons qui firent accueillir ces civils, pour lesquels il n’a obtenu aucune compensation financière de Madrid, perdent de leur valeur et son argumentation met en parallèle les risques de représailles encourus en Espagne et ceux découlant d’éventuels bombardements par l’aviation ennemie. En tout cas, on ne reconnaît pas aux Espagnols les mêmes droits élément aires qu’aux Français ; leur logement « ne doit être meilleur que celui assigné à nos compatriotes réfugiés ».

Les préfets doivent s’employer dès lors à persuader de rentrer les civils « recueillis par humanité, non susceptibles d’apporter à l’économie le concours d’un travail utile ». Si l’on se réfère aux documents officiels, les retours, comme le souligne E. Témime, « à défaut d’être spontanés furent tous volontaires ».

Fut-on plus « persuasif » dans certains départements ? Rien ne permet de les interpréter comme la résultante de pressions directes.

En tout cas, en décembre on note la présence de 912 personnes (407 femmes et 478 enfants) à Châteaufer, 665 à Bois- Brûlé (293 femmes et 343 enfants), et 922 (401 femmes et 463 enfants) réparties entre Dreux et Luçé.

La fermeture des centres est fixée au 10 mars 1940. Tous les réfugiés « aptes au travail » doivent avoir trouvé un emploi. La France en guerre a besoin de bras et le ministre de l’Agriculture demande l’ajournement de « toute évacuation forcée ». Devant les difficultés rencontrées par les femmes chargées de famille, et parce que la modicité des salaires ne permet pas de trouver un logement et d’assumer les frais d’une première installation, la mesure est ajournée au 1er juin. Dans le Cher, 300 femmes restent à placer, et à Bois-Brûlé on aimerait que les 200 mères acceptent que leurs enfants, « entrave à la recherche d’un emploi », soient confiés à la Commission internationale d’aide aux enfants réfugiés.

En juin 1940, tout bascule. Un nouvel exode commence : des femmes et des enfants, qui n’avaient pu rejoindre un mari, un père, un fils, prestataires dans d’autres départe ments, sont évacués et jetés sur les routes avec les autochtones. Certains se retrouvent au camp dit de « regroupement » de Rivesaltes. Femmes et enfants de Lucé sont évacués sur le camp d’Argelès, tandis que d’autres se retrouvent dans la Sarthe ou à Chatellerault d’où, ne sachant où aller, ils reviendront quelques semaines plus tard, ou dans le centre d’accueil de Douadic (Indre) où pour les étrangers est constituée une section spéciale sur veillée par la police.

Les mouvements qui de 1936 à 1939 renouvelèrent le corps préfectoral ne s’accompagnèrent pas de changements notables dans l’application des instructions. En revanche l’écart fut souvent important dans les prises de position d’hommes politiques « de gauche » toujours prêts à défendre la cause de l’Espagne républicaine.

Confrontés aux difficultés locales en matière de logements et d’emplois, des élus réclamèrent le rapatriement de ces populations. Les délégations de pouvoir aux sous-préfets, aux maires, ainsi qu’à des fonctionnaires préfectoraux ou à des réfugiés rendus responsables de la tenue des centres, instaurèrent des rapports de force préjudiciables aux civils condamnés par décision minist érielle à vivre dans une promiscuité pesante et génératrice de conflits.

Si, de la part des populations, il y eut rejet, exaspération, il nous faut en voir les causes dans la politique gouvernementale maintenant ces civils dans la dépendance, et qui fut source de tracasseries administratives, de complications et de surcroît de travail pour les élus des communes rurales. Néanmoins, la nécessité de faire respecter la discipline que requiert une concentration de population, le risque épidémique, ne justifient pas les atteintes à la liberté que furent l’enfermement, la censure du courrier, la rigide réglementation des échanges de correspondance et la censure de la presse, ainsi que les menaces d’expulsion en cas de révolte et la comparution d’adolescents devant des tribunaux pour des méfaits anodins.

Ce texte  est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008.

Parmi les familles habitant le vieux Tours, on comptait un certain nombre de juifs étrangers, notamment des ashkénazes polonais mais aussi nombre de sépharades venus de Turquie ou de Salonique dans les années 1930.

Inès est née en 1939, à Tours. Ses parents habitent rue Nationale. Ils viennent de Turquie où ils vivaient dans une communauté juive, dans la petite ville d’Andrinople.

Au début des années trente, la politique de turquification de Mustapha Kemal commence à porter ses fruits. Alors que les communautés juives avaient eu, pendant cinq cents ans des droits collectifs protégeant leur langue et leurs traditions, les familles se voient désormais obligées de scolariser leurs enfants en turc, de parler le turc, notamment pour accéder aux postes de la fonction publique. S’ils étaient autrefois une minorité ethnique et religieuse relativement reconnue et tolérée, ils se sentent désormais minorisés. Un oncle d’Inès décide le premier de partir pour la France au tout début des années 1930. Il arrive à Tours et semble rapidement s’installer puisque  son frère le rejoint en 1932. Ce dernier, qui n’est pas encore marié, travaille comme vendeur de textile sur les marchés, puis repart au pays pour se marier.

Inès raconte :

« Mon père est arrivé en 1932, il est resté un an à Tours. Il était fiancé : il est allé chercher ma mère, ils se sont mariés et ils sont revenus en 1933. Mon frère aîné est né en 1934. Ma mère racontait qu’ils habitaient rue Nationale à l’époque. Mon oncle y avait sans doute un petit magasin. Mes parents ont ensuite déménagé quai du Pont Neuf, près de la Loire. Mais je sais que ma mère disait qu’il fallait, rue Nationale, qu’elle s’occupe de tous les hommes ! Ils vivaient donc tous ensemble rue Nationale, mon oncle, mon père et mon frère, qui paraît-il était un bébé insupportable, qui braillait tout le temps ! Ma mère raconte aussi qu’un jour, un chat est passé par la fenêtre, rue Nationale ! » Ils devaient habiter à l’étage, peut-être au dessus du magasin.

Puis rapidement la guerre est arrivée : « Ma mère était en France depuis six ans quand la guerre s’est déclarée. C’était une jeune femme, une très jeune femme ». La famille, recensée sur les listes d’étrangers réalisés sous Vichy, quitte Tours pour aller se cacher non loin de là, à Châtillon-sur-Indre, où des familles entières se mobilisent pour aider ces réfugiés.

« Quand on était réfugiés à Châtillon sur Indre, mon père ne pouvait pas travailler. Pourtant, je n’ai jamais souffert de la faim, je n’ai jamais eu peur, alors que j’imagine que mes parents devaient être sacrément angoissés ». Son père ayant une formation de cordonnier en Turquie aidera le cordonnier de la commune. Il assurera ainsi tant bien que mal la subsistance de la famille, dépendant étroitement de l’aide des « Justes » de Chatillon qui l’ont pris en charge.

Inès était alors toute petite, elle en garde finalement peu de souvenirs. A la fin de la guerre, la famille (parents et leurs deux enfants) revient à Tours. Tandis que la ville est sous les décombres, la vie sociale se réorganise. « Toutes les personnes qui avaient un magasin avant la guerre qui a été détruit, en centre ville par exemple, où il y a eu d’énormes destructions, ces personnes ont été relogées dans des baraquement boulevard Heurteloup et boulevard Béranger. C’était des baraquements juste pour pouvoir reprendre leurs commerces. C’était des baraquements, sorte de préfabriqués de l’époque. Ca s’arrêtait je crois un peu après la gare… si je me souviens bien. Et apparemment, ça a bien marché. Après, tous ont été relogés au centre ville, dans les magasins nouvellement reconstruits ».

Inès a 10 ans en 1949. Ses parents habitent maintenant quai du Pont Neuf. Ses parents sont pauvres mais ses souvenirs sont d’une grande richesse. Elle les évoque aujourd’hui, près de 60 ans après, en retournant sur les lieux totalement reconfigurés.

« On était parmi les plus pauvres, mais je pense qu’on était parmi les mieux habillés du quartier. Il faut dire qu’on habitait le quartier du Pont Neuf, la rue des Tanneurs, le rue Bretonneau, il y avait des tas de petites rues qui ont disparues aujourd’hui et qu’il faudrait retrouver, des rues qui sont aujourd’hui remplacées par l’Université et la nouvelle rue des Tanneurs. Il y avait des petites rues tout au long de la Loire. Il y avait là des gens très pauvres, très très pauvres. Tout ce quartier des Tanneurs, qui a d’ailleurs été rasé ensuite, c’était par là. Quai du Pont Neuf,  il y avait une petite manufacture de chemises, tout près de chez nous. Mais tout ce quartier là, le quartier saint Saturnin, l’école de secteur Paul-Louis Courrier où j’ai été scolarisée, la rue des Halles, la place du Grand Marché, tout ce coin là, c’était le quartier des immigrés pauvres. Il y avait aussi des familles espagnoles. J’avais d’ailleurs une amie qui était fille d’Espagnols. Comme à la maison on parlait le judéo-espagnol, je lui ai demandé : mais comment on dit les boulettes de viande, en espagnol ?  Mais chez elle, elle ne cuisinait pas ça, elle ne faisait pas les boulettes ! »

Le père d’Inès n’avait ni magasin de vêtement, ni magasin de tissus comme c’était souvent le cas dans les quelques autres familles juives originaires de Turquie qu’ils fréquentaient. Il était marchand-forain comme on disait à l’époque, il vendait sur les marchés. « Mon père avait juste une bicyclette et sur le porte bagage, il avait installé deux barres de bois de la taille d’un grand carton. Il mettait deux cartons sur le porte bagage et il partait à bicyclette faire les marchés : marché Tiers, marché Velpeau et le marché des Halles. Les Halles n’étaient pas comme elles sont aujourd’hui. Le banc, ou l’étale si vous préférez où il posait ses affaires, il était juste dans le prolongement de la rue Rabelais. Il partait le matin et il étalait sur du papier craft ses chaussettes, ses bas et ses culottes pour dames. Et voilà ! Il payait au placier ses quatre mètres ». « L’hiver, il partait avec des journaux sous ses pulls. Quand il revenait, il avait froid, je me dis maintenant qu’ils étaient quand même sacrément courageux, mes parents !  Quand il rentrait, la première chose qu’on lui demandait c’était : « Alors ? » et il disait : « j’ai pas étrenné… cela voulait dire qu’il avait vu personne, qu’il n’avait pas vendu. Ou alors il disait j’ai un peu vendu. Je me souviens d’un geste un peu particulier : dans ma famille, les hommes mettent tous l’argent dans la poche à l’arrière du pantalon. C’est ce que mon père faisait ».

« Ma mère ne travaillait pas. Elle avait fait de la couture en Turquie, une école de couture, une école familiale. Alors à Tours, elle faisait de la couture au noir. Elle avait peu de clientes, deux ou trois, mais elles étaient régulières et ça lui faisait son argent de poche. Alors avec ça, elle achetait du tissu pour nous faire nos vêtements. Donc nous n’avions pas de frais d’habillement, c’est elle qui faisait tout. Les vêtement de mon frère, mes vêtements et ceux de ma petite sœur quand elle est née, elle a eut pareil. Et on a toujours été très très bien habillés. Ma mère avait beaucoup de goût et elle voulait qu’on soit très bien habillés ».

La famille vivait de façon très simple au quotidien. Le logement était exigu mais bien tenu par les femmes de la maison. « C’était tout petit chez nous. Il y avait la salle à manger et une chambre. Mon frère dormait dans la salle à manger et moi je dormais dans la chambre avec mes parents, jusqu’à l’âge de quinze ans. Les toilettes étaient dans la cour, on n’avait pas de salle de bain. On se lavait dans la cuisine mais on se lavait tous les jours, matin et soir, la grande toilette. Et puis, tous les jours, je mettais les lits à l’air, ça c’est quelque chose que… tous les matins, c’est moi qui faisais les lits à maison. J’essuyais aussi les meubles tous les jours, chez nous on faisait ça, c’était impeccable, c’était très propre ».

Pendant la semaine, chacun vaquait à ses occupations. On n’avait pas le temps de se rendre visite et puis, ça ne se faisait guère. Chacun restait chez soit. Inès ne recevait aucune amie de sa classe, mais considérait que c’était là chose normale. Le dimanche, à la belle saison, la famille partait se promener jusqu’à la place du Palais. Parfois, on s’installait au bar de l’Univers, pour prendre un verre. Quelques familles, toutes originaires d’Andrinople, se fréquentaient mutuellement. A tour de rôle, on se reçoit pour jouer aux cartes le dimanche après midi, ou pour déjeuner. Tous habitent à proximité, rue Bretonneau, place Plumereau, Place Foire le Roi. « Je me souviens de la Place Foire-le-Roi, c’était pauvre, c’était sombre, là-dedans, chez eux. C’était au rez-de-chaussée, des grandes pièces, je trouvais ça sombre… Aujourd’hui ce doit être superbe ! »

Venus de Turquie, les parents d’Inès ne pensent pas à y retourner. Certes, une partie de la famille y est restée, mais une autre partie est dispersée dans le monde et chacun tente de faire sa vie au mieux là où on s’est installé. Pour les parents de Inès, venir s’installer en France signifiait vivre dans un pays particulièrement important : « Venir en France voulait dire quelque chose, à l’époque. La France c’était l’image d’un pays avancé, où il est possible de se développer, où on peut faire quelque chose, je pense qu’ils partageaient cette idée ». Ils partageaient aussi avec les gens de leur époque un fort espoir en l’école, qui devait permettre à leurs enfants d’avoir une situation meilleure que la leur. Aujourd’hui, Inès a une soixantaine d’année et vient de prendre sa retraite. Elle se souvient des recommandations de son père : « J’ai eu de bons parents, ils voulaient qu’on soit… Mon père disait toujours : « Ne soyez pas une cloche comme moi, soyez fonctionnaire ». Pour lui c’était ça. Etre dans l’enseignement, être institutrice c’était très bien. Ils ont tout fait pour qu’on fasse des études, ils se sont saignés les veines pour qu’on fasse des études. Pour qu’on présente bien, pour qu’on ne manque de rien ». Ils ont eu la nationalité française assez tard, à la fin des années 1950, cela faisait donc plus de vingt ans qu’ils vivaient en France. « Ils ont mis trois ans à l’avoir. Quant à moi, je ne sais pas : mon père m’a toujours dit qu’il m’avait déclarée française à la naissance. C’était possible à l’époque ».

L’éducation était stricte et fortement différenciée en fonction du sexe. « Ma mère avait beaucoup d’allure, beaucoup de goût, une force morale aussi. Elle m’a enserrée quand j’étais jeune, complètement, c’était terrible. Et mon frère pendant ce temps, faisait ce qu’il voulait. La différenciation sexuelle était très forte. Moi j’ai toujours voulu être un garçon ! Forcément ! Il était libre et moi, non. Par exemple, en dehors de l’école, je n’avais pas de copine, personne ne venait à la maison, ça ne se faisait pas, mais à l’époque, c’était normal. Par ailleurs, j’étais étroitement surveillée. Quand ensuite je suis entrée au lycée Balzac, il fallait que je rentre à la maison directement. Dès que j’avais un peu de retard, ma mère me questionnait : tu es passée par où, pourquoi tu n’es pas à l’heure… ou bien mon père me disait : quel chemin tu as pris, qu’est-ce qui s’est passé ? » Il n’y avait pas le téléphone, on ne pouvait pas prévenir. Et j’étais très suivie ».

Scolarisée d’abord à l’école Paul-Louis Courrier, elle a de bons souvenirs de cette petite école, se souvient des noms de ses enseignantes malgré les années qui ont passées, et visite avec émotion la cour où trône encore aujourd’hui un magnifique arbre aux cent écus, ou encore l’entrée du bâtiment où le bel escalier de bois n’est plus aussi central qu’autrefois. Bonne élève, elle n’a aucun souvenir d’allusion publique à son origine ethnique ou nationale. Sans doute les élèves ne savaient-ils pas qu’elle était juive, et par ailleurs elle se souvient aujourd’hui que personne ne parlait jamais publiquement des différences culturelles en classe. Elle-même semble d’ailleurs en avoir à peine conscience, comme elle l’explique : « Je n’avais pas l’impression d’être une fille d’étranger. Jamais j’ai eu cette impression là. Sauf un jour, ma meilleure copine, j’avais quinze ans, je n’étais plus une petite fille… Elle était venue à la maison, c’était très rare que ça arrive, mais elle, c’était la fille du prof de français, des gens fréquentables. Et c’est là qu’elle m’a dit, après avoir rencontré ma mère : « je ne comprends rien à ce que dit ta mère ». Je l’ai regardé, étonnée… Je n’avais jamais remarqué que ma mère avait un accent… Et je me suis mise à écouter ma mère. Alors qu’avant je ne l’écoutais pas ! Plutôt, je comprenais tout ce qu’elle me disait que ce soit en judéo-espagnol ou en français. Je n’avais pas de problème. Et je me suis mise à écouter mes parents et effectivement, je me suis mise à entendre leur accent ! »

La langue, pas plus que l’identité, ne semble avoir posé problème au cours de cette jeunesse tourangelle.

« Mes parents connaissaient le français mais ils parlaient plutôt judéo-espagnol à la maison. Mais moi, non, je répondais en français et mon frère aussi, les enfants on ne parlait qu’en français. Les rares fois où j’ai essayé de dire quelques mots en judéo-espagnol, je me suis trompée, alors… ».

Inès est en réalité plongée dans un processus d’intégration qui valorise fortement la culture et la langue française, au point qu’elle en oublie l’origine de ses parents. Aujourd’hui, elle se rend compte de la force de ce contexte national qui, tout en lui offrant une place, ne lui a pas laissé le choix d’épouser la nationalité française, au prix toutefois d’une amputation de tout ce qui, en elle, ne correspondait pas directement avec l’avenir que lui dessinait l’école.

« Je crois qu’il faut bien voir que nous, on est une génération où l’idéologie nationale française était très forte. On était en France, on a été à l’école laïque, l’école de la République et je crois que tout petit c’est quelque chose qui nous a marqué. Je pense que autant mon frère et ma sœur que moi, on a eu une identité négative très forte. Moi je l’ai exprimé à ma manière, vis-à-vis de mes parents, avec qui j’ai été une fille révoltée. Extrêmement révoltée, très très révoltée, vraiment !  J’ai fait tout le contraire de ce que voulait ma mère ». Que voulait donc sa mère pour elle, lorsqu’elle avait dix-huit ans ? La marier évidemment, mais pas avec n’importe qui. « C’était normal, à l’époque, pour eux. Nous vivions entre juifs, je devais me marier avec un Juif », même si des unions mixtes apparaissaient ici et là. « Tous les gars juifs de Tours étaient de possibles prétendants aux yeux de ma mère, que j’épouse n’importe quel gars, n’importe qui, qu’il fasse n’importe quoi pourvu qu’il soit juif !  Et moi, j’ai tout fait pour surtout ne pas épouser un juif ! »

 

La synagogue, dans les années 1950, est tenue par des familles ashkénazes. Les vendredis et pour les fêtes importantes, le père de Inès s’y rend. C’est le lieu des hommes, les femmes sont tenues à l’écart, s’y rendent plus rarement. Les fêtes traditionnelles sont fêtées à la maison, en famille, avec la nappe blanche mais sans pour autant respecter les traditions religieuses de façon stricte. C’est plutôt une certaine adaptation qui prévaut, en fonction des normes locales. Bien que le grand-père en Turquie fût boucher et assurât par ailleurs la mission religieuse de vérifier la kashérisation de la viande, la famille de Inès, une fois installée à Tours, ne respecte plus les règles alimentaires qui prévalent dans la religion juive.

« Ma mère cuisinait à l’huile d’arachide, c’est tout. C’était la plus répandue. On ne faisait que de la cuisine turque, on ne mangeait pas de pommes de terre, essentiellement du riz. Ma mère ne savait pas cuire les pommes de terre, et moi je ne sais toujours pas non plus. Par contre on mangeait de la charcuterie. Mon père, aux halles, avait plusieurs voisins charcutiers, dont un de Savonnières, qui faisait des rillettes. Ah!! C’était bon ! »

« Chez nous, on mangeait volontiers viande et fromage au cours du même repas. Mes parents n’étaient pas strictes là-dessus. Mais quand ma mère est partie en Israël, à la fin des années 1960, elle a changé ses façons de faire. Elle respectait la norme majoritaire finalement ! Elle s’est adaptée. Mais ici en France, c’est pour ça que j’ai eu une judéité très peu marquée : mes parents n’étaient pas pieux. Mon père ne faisait aucune prière à la maison. Quand il y a avait une fête, cela se traduisait par un repas de fête, c’est tout, mais pas forcément un menu traditionnel. Sauf pour Pâques, où on ne mangeait pas de pain et donc on remplaçait par le pain azime, j’adorais ».

 

A vingt ans, Inès quitte Tours pour faire ses études à Paris. Elle est politiquement très engagée à gauche, consacrant une partie de sa vie intellectuelle aux sciences humaines et plus précisément à l’étude des cultures d’autres groupes que celui qui fut, ou aurait pu être, le sien. Le constat d’un fort processus d’intégration sociale et culturelle dans les années 1950, ne doit pas masquer l’ambivalence qui, intérieurement, habite l’identité culturelle de cette femme aujourd’hui d’âge mûr. Tout en se sentant française, elle regrette aujourd’hui de n’avoir pas su voir et reconnaître plus tôt l’expérience migratoire de ses parents, avec qui elle n’a pas pris suffisamment le temps d’échanger sur ce passé. L’intégration rapide à la réalité française s’est faite en une génération, au prix d’une amnésie culturelle qui la laisse aujourd’hui amputée d’une partie de son identité, parvenant difficilement à s’approprier une mémoire qui ne lui a pas été transmise. Aujourd’hui, ce constat est frustrant et Inès multiplie les démarches personnelles pour tenter de comprendre le passé, la migration de ses parents, une identité culturelle qui aurait pu être aussi la sienne.

 

« C’est vrai qu’on s’est fait assimiler, qu’on nous a assimilé, mais pendant très longtemps et encore maintenant, je n’ai jamais eu l’impression d’être vraiment chez moi en France… ma sœur, elle ne ressent pas la même chose, mais nous avons onze ans d’écart. Et c’est moi qui l’ai élevée. Elle se sent française « par la Révolution Française » comme elle dit, elle s’est complètement appropriée cette histoire de la France. Mais moi, c’est plus ambivalent : je suis bien partout, ou plutôt je ne me sens mal nulle part ! Mais j’ai jamais eu cette impression d’être ici chez moi…Je ne devrais pas le dire, car je n’ai pas honte d’être française. Mais peut-être c’est parce que je sais que les frères de mon père, deux sont en Argentine, un autre aux Etats-Unis, un est resté en Turquie, trois d’entre eux sont en France ; du côté de ma mère, ils ont quitté la Turquie pour aller en Israël… J’ai l’impression que j’aurai très bien pu naître en Belgique ou ailleurs. C’est cette conscience internationale que j’ai intégrée qui fait que je me sens bien partout mais que… Je suis française mais je sais que j’aurais pu être autre chose, voilà, je relativise ».