Pour bien comprendre l’histoire de la migration algérienne venue s’installer dans l’agglomération tourangelle et, notamment, à Saint-Pierre-des-Corps, il nous faut replacer cette migration dans l’ensemble plus vaste de la région Centre qui comptait plus de 143 000 immigrés au recensement de 2006. Cette présence de migrants n’est ni récente ni conjoncturelle. Depuis le début du 20e siècle, la proportion d’immigrés par rapport à la population totale est loin d’être négligeable dans la région même si celle-ci peine à considérer cet héritage migratoire comme sa propre histoire. Plus récemment, l’immigration des années 1960 à 1980 a contribué fortement, en région Centre, à la progression de la population régionale totale.

Ni région frontalière ni région polarisée par une grosse métropole régionale, on observe historiquement une diversité géographique de l’implantation des immigrations en région Centre, immigration que l’on retrouve aussi bien en milieu rural et agricole, que dans les villes grandes et moyennes mais aussi dans les petites villes industrielles ou encore dans les industries en milieu rural. Les caractéristiques démographiques récentes de la région recoupent en gros les caractéristiques nationales : une immigration de main-d’œuvre d’abord, puis correspondant au regroupement familial, surtout installée en ville, où le poids des populations venues du Maghreb et de Turquie progresse.
L’immigration est aujourd’hui encore méconnue dans la région Centre-Val de Loire, elle ne constitue pas un élément clé de l’histoire locale, contrairement aux quelques régions traditionnelles d’accueil, alors qu’elle est pourtant un élément relativement stable depuis un siècle, du développement économique et démographique local. L’héritage migratoire n’y a pas été valorisé, la région Centre — et plus particulièrement le Val de Loire — étant plutôt perçue comme le noyau constitutif de la construction nationale française et souvent présentée comme le “ berceau de la France ” notamment sur le plan linguistique et culturel. Cette représentation dominante est renforcée par le développement de la vocation touristique de la région au sein de l’espace national, et de l’économie nationale au sein de l’Europe. Certaines nationalités sont aujourd’hui fortement représentées en région Centre-Val de Loire, comme les Portugais, les Marocains et les Turcs qui sont sensiblement plus nombreux parmi les immigrés en région Centre que dans les autres régions. Dans l’agglomération tourangelle cependant, la migration algérienne fut particulièrement importante.

Une géographie d’installation en continuité avec les villages d’origine
L’immigration algérienne, comme bien d’autres migrations historiques, est présente dans la plupart des régions de France, mais sa distribution géographique y a pris la forme d’une répartition en « filières », les populations se regroupant selon leur région, voire leur village d’origine, conséquence des formes d’entraide pratiquées par les migrants. Ces filières sont bien connues des migrants eux-mêmes qui mentionnent, comme ce responsable d’association, que « au début de l’immigration algérienne en France, la plupart des gens de Sétif étaient à Lyon », ou qu’ « il n’y avait que des gens de Mostaganem à Bonneuil-sur-Marne », ou encore que « ce sont majoritairement des Kabyles qui vivent à Marseille ». Cette même logique de filière prévaut également en Touraine, de longue date, destination privilégiée des migrants originaires de Hadjadj.
La narration historique que nous proposons ici s’est construite en plusieurs temps. D’abord, nous avons rassemblé les connaissances disponibles sur la région, l’agglomération et la commune, afin de contextualiser cette migration algérienne de Saint-Pierre dans un corpus de connaissances plus vaste et une profondeur historique nécessaire. Puis, nous avons mené à une enquête de terrain, classique en sociologie, procédant à des entretiens qualitatifs semi-dirigés. Une grande partie du texte qui suit s’appuie donc sur les témoignages recueillis auprès d’une dizaine de personnes, aujourd’hui âgées. Nous les avons généralement rencontrées à leur domicile, prenant le temps d’écouter leurs souvenirs et leur vision de ce passé dont ils sont parfois nostalgiques. Enfin, ces témoignages enregistrés ont fait l’objet d’une retranscription écrite, d’une analyse de contenu et d’une thématisation que nous restituons ici sous forme de récit.

Les contextes locaux de la migration : partir de Hadjadj, venir à Saint-Pierre
La ville de Saint-Pierre-des-Corps dans l’agglomération tourangelle et celle de Hadjadj dans la province de Mostaganem se retrouvent aujourd’hui profondément liées par l’histoire d’une même migration ; la première, comme ville d’installation, la seconde, par l’importance de son émigration. Une rapide présentation de chacune des villes va nous permettre de mieux comprendre l’histoire migratoire de ces nouveaux Corpopétrussiens.

Bosquet/Hadjadj : un village d’émigration
Créée à la fin du 19e siècle par les colons français, cette commune s’est appelée Bosquet— du nom d’un général de l’armée française— jusqu’à l’indépendance de l’Algérie en 1962. Elle devint alors Hadjadj, en référence à la source fréquentée par les pèlerins qui y faisaient halte sur la route du pèlerinage à la Mecque (le Hadj). Environ 19 000 personnes vivent aujourd’hui dans cette commune et ses treize douars (hameaux) alentours. C’est une commune rurale agricole, viticole avec, également, par sa bordure avec la Méditerranée, une tradition de pêche.
Au début des années 1950 le mouvement d’émigration de Bosquet/Hadjadj vers la France s’amorce. Auparavant, les départs étaient peu nombreux, ponctuels et d’ordre militaire : il s’agissait essentiellement de jeunes hommes appelés sous les drapeaux, pendant les deux guerres mondiales ou pour effectuer en métropole leur service militaire. Ces contraintes militaires furent l’occasion, pour quelques-uns de ces jeunes gens, de rester sur le territoire métropolitain. Mais ce fut surtout au cours de la décennie 1950, au moment de la reconstruction, que la main-d’œuvre algérienne, considérée à l’époque comme française, fut sollicitée. Après 1962, le besoin de main-d’œuvre en France se conjugue à un climat d’instabilité en Algérie au lendemain de l’Indépendance : le mouvement de départ vers la France prend de l’ampleur. Il est difficile d’estimer le nombre de personnes originaires de Hadjadj qui ont émigré durant cette période, mais selon les propos de nos enquêtés, le canton a été alors fortement dépeuplé par les départs vers la France.

Á Saint Pierre, une longue tradition d’immigration
Saint-Pierre-des-Corps, située en bordure de Loire, dans l’agglomération de Tours, fut d’abord une commune rurale, tournée vers le maraîchage avant de prendre, au 19e siècle, une importante orientation industrielle avec le traçage de la ligne de chemin de fer entre Paris et Orléans sur son territoire, ainsi que l’installation d’ateliers de maintenance et de réparation du matériel ferroviaire. Ce développement industriel a entraîné d’importantes transformations urbaines. Développement démographique, d’une part, car, alors qu’elle ne comptait que 724 habitants en 1800, la population de la commune connaît une croissance importante et régulière tout au long du 19e siècle, puis au début du 20e siècle. L’implantation et le développement des activités ferroviaires nécessitèrent une importante main-d’œuvre venue de différentes régions : Périgord, Bretagne, Limousin mais aussi des travailleurs étrangers, notamment Russes, Tchécoslovaques, Polonais. Cet afflux de populations entre la fin du 19e siècle et l’Entre-deux-guerres fait de Saint-Pierre une ville de tradition migratoire qui se poursuivra pendant les «Trente glorieuses ». Ce mouvement s’amplifie après la Seconde guerre mondiale, jusqu’à atteindre 18 313 habitants en 1982. Depuis, la population tend à diminuer légèrement mais se maintient au-dessus de 15 000 habitants.
D’autre part, Saint-Pierre connaît une forte urbanisation, après la Seconde guerre mondiale d’abord, la ville ayant été détruite à 85% par les bombardements ; puis dans les années 1960-70, avec les chantiers d’un important parc d’habitat public établi sur d’anciens terrains maraîchers. C’est le cas des quartiers de la Galeboisière et surtout de la Rabaterie, ou viennent s’installer des familles, venues des communes environnantes, attirées par les logements modernes et confortables. Certains viennent aussi pour le travail trouvant à s’employer aux ateliers ferroviaires ou dans les entreprises locales.

Les circonstances du départ
Bien que peu importante jusqu’aux années 1950, la présence algérienne en France est ancienne, constituée surtout d’hommes, notamment de militaires restés après les démobilisations après la Première guerre mondiale ou de conscrits ayant prolongé leur séjour après le temps de service militaire effectué dans la métropole. Ce fut, d’après les témoignages recueillis, le cas d’un des premiers hommes originaires de Hadjadj installé à Tours en 1919.
Dans l’étude sociologique qu’elle réalisa auprès de travailleurs algériens résidant à Tours dans les années 1970, la chercheure Françoise Bourdarias montre que les immigrés algériens étaient venus en France pendant la guerre d’Algérie et au lendemain de l’Indépendance, à cause du climat d’insécurité qui régnait dans leur pays. Ils étaient aussi poussés au départ par une situation économique détériorée et instable, comme le raconte cet homme arrivé en France en 1968, âgé alors de 21 ans : « tout est massacré, tout est vide, tout est brûlé, tout est cramé… Donc, on n’a rien de rien, à part la terre. Mais la terre, ça ne donne pas pour tout le monde. Donc, fuir à l’étranger pour vivre et faire vivre la famille là-bas. Moi, j’ai laissé mes parents là-bas. Ici, je travaille et j’envoie l’argent à mes parents ».
C’est ainsi que certaines familles, acculées par les difficultés matérielles, encouragèrent leurs fils, jeunes hommes, parfois même très jeunes, âgés de 16 ans seulement, à partir vers la France considérée comme un territoire en paix, où ils seraient en sécurité tout en y trouvant facilement du travail bien payé. C’est le cas de cette mère qui, incitant son fils à partir, puise dans ses économies pour payer le voyage, en l’occurrence son billet d’avion. D’autres racontent au contraire qu’ils ont pris la décision de partir tout seul, voir contre l’avis de leur famille. L’un d’eux par exemple n’informa sa famille qu’au dernier moment, alors même qu’il avait déjà pris la route. Un autre, rencontré à Saint-Pierre, explique qu’il n’avait que 20 ans lorsqu’il décida de partir et envoya quelques jours plus tard une lettre à sa famille pour l’informer de son départ pour la France. Cette pratique n’était pas rare à l’époque, les jeunes gens craignant que leurs parents ne s’opposent à leur projet.
La plupart cependant se lance dans un projet migratoire avec l’aide et pour le bien du groupe familial. Beaucoup partent pour pourvoir subvenir aux besoins de leurs parents, comme l’explique cet homme évoquant son jeune couple : « on n’avait rien pour faire vivre la famille ». Certaines familles sont endeuillées après le conflit et décident d’éloigner ses jeunes hommes pour les préserver : « on était entre deux feux, il y avait treize morts dans la famille. Mon père a dit, il faut mieux que j’aille en France pour être tranquille ». Ainsi, dans de nombreux cas, si c’est un individu qui part, il est porteur d’un projet collectif. La migration elle-même est parfois collective, deux ou trois hommes partant ensemble pour ce périple vers la France, suivant l’un d’eux qui se pose en « guide » pour ses frères, cousins ou neveux.
Pour la plupart des migrants que nous avons rencontrés, qui ont aujourd’hui en 2015 entre 65 et 80 ans, sont ainsi venus avec au moins une personne originaire du même hameau, qu’ils suivent en toute confiance, comme l’évoque cet homme arrivé à 18 ans aujourd’hui retraité : « moi, je ne connaissais rien ! Je le suis, lui ! ». Cette relation de confiance, d’entraide entre gens du même hameau, de la même famille, se révèle ensuite un facteur essentiel dans la réussite du projet migratoire.
Cependant, quelques-uns revendiquent la migration comme relevant d’un choix totalement individuel comme cet homme qui affirme : « j’ai décidé tout seul de partir pour la France, comme ça, à ma tête! J’ai rien dit à mon père, à ma mère, à mon frère, à ma femme ». Il raconte être allé faire établir secrètement une carte d’identité et acheter un billet de bateau. Craignant qu’on ne contrarie son projet, il n’informe son épouse et sa famille que la veille de son départ. Au dernier moment, il propose toutefois à son frère de l’accompagner. Celui-ci déclina sur le moment mais le rejoignit peu de temps après, à Tours. Ceux qui font ainsi le voyage seuls ne sont pas pour autant isolés : ils ont en poche l’adresse d’un ami ou d’un membre de la famille qu’ils vont rejoindre à l’issue du périple, en bateau puis en train généralement. Pour ces migrants, cette partie finale du voyage est la plus délicate car la plupart de ces hommes maîtrisent mal le français ; ils peinent à se faire comprendre, déchiffrent difficilement les horaires de train ou les destinations, au risque de se tromper.

Durant cette décennie de 1950 à 1960, la France est particulièrement attractive à leurs yeux, elle était perçue comme un pays où l’on « vit bien », mieux qu’en Algérie à différents égards comme le disent les lettres envoyées au pays. Dans l’une d’elles, raconte un responsable d’association, le migrant explique à sa famille : « ‘cher cousin, je suis bien arrivé en France. J’ai trouvé le travail, je gagne bien ma vie. Si tu veux ‘photographier’ le pain des enfants, tu viens ! Photographier, si on traduit, en arabe, c’est une manière de dire, ‘gagner’ ». Les migrants trouvent en France des opportunités de travail sur les grands chantiers de la Reconstruction et ceux, nouveaux, des autoroutes et des grands ensembles. Leur venue vient aussi renforcer le développement des industries, notamment automobiles, secteurs requérant une main d’œuvre nombreuse et peu qualifiée dont l’Algérie constitue l’un des viviers.
Cependant, il ne faut pas sous-estimer un autre facteur important qui pèse sur le choix du départ au-delà de l’apport économique indéniable de la migration : la France représentait alors une terre de liberté, de modernité pour des jeunes hommes en quête de découverte et d’aventures. La perspective d’aller au cinéma, de pouvoir sortir, de fréquenter plus librement des jeunes filles sont des éléments évoqués dans les entretiens. L’un d’eux évoque explicitement cette dimension, sans doute un peu difficile à expliciter aujourd’hui, devant leur famille. Sans enjoliver les rudes expériences qui caractérisent souvent ces premiers séjours en France, il faut mentionner cette facette de la migration qui permit à certains de vivre quelques mois avec de jeunes femmes françaises et de découvrir une vie sociale complètement nouvelle. Ces expériences existentielles ne manquent pas de résonner auprès des jeunes restés au pays. La France miroite alors à leurs yeux comme une contrée d’où : « les gens qui reviennent sont bien habillés, bien contents », ce facteur encourageant lui aussi la reproduction de l’émigration.

Venir à Tours : des prémices à l’essor de la migration
Pour bien saisir l’histoire de cette immigration, voyons d’abord les circonstances qui ont amené les premiers migrants de Bosquet/Hadjadj dans l’agglomération tourangelle.
La « communauté algérienne » se constitue progressivement dans l’agglomération tourangelle, au moment de la Reconstruction, entre 1945 et 1962. L’entre deux guerres avait vu une petite implantation kabyle s’établir mais elle exerçait surtout des activités commerciales. Déjà, les recensements de 1931 et 1936 montraient la présence d’« Africains du Nord sujets français » selon la terminologie officielle de l’époque, installés dans la région. En 1931, ils représentent un peu moins de 3% des « étrangers » dans la région avec 884 personnes recensées, essentiellement des hommes, dont 219 pour le seul département d’Indre-et-Loire.
En 1946, les ressortissants de l’« Union française d’Outre-Mer », autre catégorie employée dans le recensement pour ranger les colonisés parmi les étrangers, sont relativement nombreux en Indre-et-Loire. Selon certains témoignages, la venue d’une partie des Algériens se serait faite par l’intermédiaire de la section tourangelle de l’Association des Musulmans Nord-Africains (AMNA), dissoute pendant la guerre, et qui renaît en 1945, installée dans un café du centre-ville. Elle s’adresse à des soldats démobilisés sortant des casernes d’Indre-et-Loire.
Sur cette période de l’histoire migratoire des Algériens dans la région, les migrants les plus âgés ont gardé des souvenirs qu’ils transmettent volontiers dans les récits que nous avons recueillis. Toutefois, comme il est fréquent dans les évocations mémorielles, ces narrations sont parfois approximatives, plus ou moins détaillées. Tous néanmoins partagent le souvenir d’un premier Algérien venu de Bosquet à Tours, qui aurait été un soldat démobilisé, resté en France et dont on avait perdu la trace, considéré à Bosquet/Hadjadj comme mort jusqu’aux années 1950.
Nos interlocuteurs situent un peu plus tard le début du phénomène migratoire lui-même : les premiers migrants quittent Bosquet au début des années 1950, pour aller chercher du travail en France. Il est difficile de retracer avec certitude l’arrivée du « premier de Hadjadj » à cette époque, les propos recueillis sur cette période restent incertains, les souvenirs paraissant parfois anecdotiques et les connaissances parcellaires.

Qui furent les premiers arrivants de Bosquet/Hadjadj à Tours ?

Tous les témoins évoquent la même période : le premier serait arrivé en 1952 ou en 1953. La suite du récit suit deux pistes historiques distinctes :

 

Fuir la froidure strasbourgeoise…

Pour certains, les premiers auraient été deux jeunes hommes arrivés d’abord à Strasbourg qui en seraient partis à cause du climat trop froid et semble-t-il également par manque de travail. Ils seraient alors venus à Tours où ils ont été accueillis par Sayah Chelaghendib, Algérien originaire de Mascara et investi dans l’accueil des migrants algériens. Nous en reparlerons.

 

…ou erreur d’aiguillage

Pour d’autres, le premier migrant serait arrivé par hasard, voire par erreur, à la gare de Tours avec en main, selon les témoignages, un billet de train pour une autre destination ou un billet ne pouvant l’amener plus loin. Ne maitrisant pas le français, la police ferroviaire le met en relation avec M. Chelaghendib qui le prend en charge et l’aide à trouver du travail.

 

Ces premiers migrants, quelles que soient les circonstances réelles de leur arrivée, ont ensuite permis et encouragé l’arrivée de frères, de cousins, d’amis dans l’agglomération.

Dans ces deux versions mémorielles, le hasard semble avoir toute sa place : ce dont on est sûr, c’est que l’agglomération tourangelle n’a pas fait l’objet d’un choix géographique explicite ; l’installation locale des Algériens de Bosquet/Hadjadj à Tours (puis à Saint-Pierre) tient plutôt à la présence et à l’action d’entraide de Sayah Chelaghendib.
On est sûr en revanche qu’un centre d’hébergement ouvre en 1953 rue Raspail et que la gérance est confiée à des « Nord-Africains », jusqu’à sa fermeture en 1960. Le gérant, originaire de l’Oranais encourage ses compatriotes à venir s’installer à Tours ; une facilité d’hébergement qui favorise l’arrivée des Bosquetiens, originaires d’un village proche de celui du gérant.
La croissance de cette « communauté algérienne » est régulière mais néanmoins lente : formée de 180 hommes seuls en 1945, ils ne sont encore que 300 en 1954, ce qui est peu par rapport à la présence algérienne qu’on note dans d’autres villes et régions. Mais la composition de l’immigration algérienne se modifie : le regroupement villageois s’accentue avec l’arrivée des femmes à la fin des années 1950, originaires elles aussi de Bosquet/Hadjadj. Entre 1958 et 1968, 41 femmes arrivent, dont 31 viennent de Bosquet. Ce sont 1017 hommes, femmes et enfants qui la composent en 1962, selon les travaux de F. Dufour. Et au recensement de 1968, L’Indre-et-Loire compte 1192 Algériens (884 hommes et 308 femmes) parmi lesquels une majorité est originaire de Hadjadj.
Comme pour la majorité des migrations de travail venant du Maghreb, les migrants de Hadjadj sont au début surtout des hommes, jeunes, mineurs parfois, célibataires, soit qu’ils le sont réellement, soit que, laissant une épouse et parfois un ou deux enfants au village, ils le deviennent le temps de la migration. Ces jeunes gens, souvent originaires des douars, ces hameaux autour de Hadjadj, sont en majorité issus de familles paysannes, travaillant sur les terres des colons français ou cultivant leurs propres lopins. En France, les perspectives professionnelles restent limitées : en arrivant, beaucoup maîtrisent mal le français, la plupart sont illettrés, même si certains avaient fréquenté, un temps, l’école française du village. De ce fait, ils ne peuvent guère prétendre à d’autres emplois que les moins qualifiés. Ce sont donc en grande majorité, des hommes jeunes, seuls et peu qualifiés qui prennent le chemin de l’émigration vers la France. D’autres, moins nombreux, étaient déjà qualifiés en Algérie, dans des métiers du bâtiment par exemple.
Sur le plan administratif ou financier, les migrants n’ont guère rencontré d’obstacles. Pendant la présence française en Algérie et même au-delà, les formalités se limitaient à la possession d’une carte d’identité facilement délivrée à la mairie. Jusqu’au début des années 1970, les relations privilégiées entre la France et l’Algérie, même après le départ des Français, ont permis, aux ressortissants algériens de circuler facilement entre les deux pays, ce qui fait dire aux anciens émigrés : « c’était facile, pas besoin de papiers, juste la carte d’identité ! ». La plupart ont ainsi quitté le pays, en compagnie d’un frère ou d’un ami, sans contrat de travail, confiants à leur arrivée à Marseille dans la solidarité entre compatriotes ou familiale et dans leur avenir en France. La traversée de la Méditerranée par bateau se fait sans problèmes quoique sans confort mais pour un prix modique. Cet ancien se souvient « des bateaux de l’armée, sans sièges, sans rien, pour le transport des chevaux ».
Les villes de destination possible sont a priori nombreuses et elles sont envisagées par les migrants pour les opportunités de travail qu’elles sont censées offrir, mais c’est l’interconnaissance qui souvent prévaut dans ces trajectoires qui mènent ces hommes loin de chez eux.

Le temps de la mobilité
Les itinéraires en France varient selon les personnes rencontrées. Certains ont circulé dans différentes régions au gré des opportunités d’emploi et des connaissances, en Île de France, à Perpignan, Strasbourg, Nice, entre autres. Une mobilité également facilitée par leur situation de célibataires et la période de plein emploi. Quelques uns s’installent dans la ville de leur première destination, à Tours.
Si les parcours varient, tous partagent— comme pour les migrants d’autres pays — l’idée d’un séjour temporaire en France, et d’un retour définitif au pays après quelques années : « quand on est jeune, on ne pense pas beaucoup. Je pensais rester en France un an ou deux, mais pas jusqu’à aujourd’hui » dit cet homme arrivé à 28 ans. Pour tous, le séjour en France est conçu comme une parenthèse plus ou moins longue : une période mal définie, allant généralement d’un à trois ans, avant le retour définitif avec un pécule promettant une vie meilleure dans un pays en pleine mutation.
Or, comme c’est le cas pour de nombreux autres immigrés, le séjour en France se prolonge : les conditions de vie en Algérie ne s’améliorent guère, l’éloignement de la famille devient trop long. Beaucoup parviennent à faire venir femmes et enfants, les logeant difficilement au départ. Cette période de regroupement familial va sonner la fin des « baraques », des hébergements précaires que beaucoup avaient acceptés jusque là. C’est le cas, par exemple, de cet homme arrivé en France en 1968 qui a vécu au foyer de l’Alouette à Joué-Lès-Tours, jusqu’à son mariage au pays pendant une période de vacances : « je me suis marié en 1972, au mois d’août, et j’ai laissé ma femme là-bas, chez mes parents. Je suis venu ici, j’ai repris mon boulot, j’ai fait le nécessaire pour trouver un logement, pour ramener ma femme. J’ai trouvé un logement particulier, j’ai fait les papiers pour la préfecture et tout ». L’épouse arrivera près d’un an plus tard, une fois les formalités administratives accomplies et le logement assuré.
Alors, avec les habitudes prises en France mais surtout avec les enfants qui naissent ou grandissent sur place, le retour devient problématique et l’installation se fait durable.

Une solidarité entre villageois et compatriotes
Un atout dans la migration : des liens familiaux et villageois spontanés…
Un fort attachement à la collectivité, familiale et villageoise se manifeste dans les propos de nos interlocuteurs. La famille semble avoir eu, on l’a vu, un poids essentiel dans le choix du départ. Les liens familiaux ou villageois sont aussi particulièrement importants pour trouver un logement et un travail. La destination de la Touraine correspond d’abord à l’opportunité d’y retrouver un ou plusieurs membres du village ou du clan comme le montre cet homme qui explique son départ du Sud de la France où il avait pourtant trouvé un travail et un logement satisfaisants : « J’étais jaloux des gars de Hadjadj ici à Tours. J’étais tout seul à Perpignan. Je suis venu pour voir tout le monde. Je connaissais tout le monde ici à Tours ». Un autre, lui aussi resté dans le sud de la France, explique qu’il a été vigoureusement incité à venir à Tours pour ne pas rester « seul », c’est-à-dire loin de ses liens familiaux ou villageois.
Entre 1950 et 1975, période de plein emploi, la question du travail est facilement résolue : où qu’ils aillent, les chantiers ne manquent pas et ces ouvriers non qualifiés, trouvent à s’embaucher rapidement par l’intermédiaires des frères, oncles, amis, déjà sur place qui, constituent ainsi des relais précieux à maints égards : l’hébergement, l’initiation à la vie en France, le travail. Tous les témoignages recueillis soulignent cette solidarité entre gens du même village, qu’illustre parfaitement le récit de cet homme accueilli à son arrivée en France par un restaurateur originaire de Hadjadj : « Il me dit : ‘mon fils, tu viens d’où ?’ Je dis : ‘je viens de Mostaganem’ il m’a dit Mostaganem même ou Hadjadj ?’ j’ai dit ‘de Hadjadj’ il m’a dit : ‘tes parents, comment ils s’appellent ?’ J’ai dit, ‘voilà, je suis le fils de…Voilà, mon père comment il s’appelle’. Il m’a dit : ‘c’est vrai ? C’est mon copain, je le connais très bien ! C’est ton père là bas, moi, je suis ton père ici ! Mon fils, tu n’as jamais de problèmes. Tu vas manger chez moi, dormir chez moi, tu auras tout ce qu’il faut ! Je connais ton père, il est quelqu’un de bien, capable et tout». De même cet autre homme raconte : « Dans le temps, on arrive ici, quelqu’un qui ne connaît rien, il n’y a pas de travail, pas de manger, qu’est-ce qu’on fait ? Je l’emmène chez moi. Moi, je dors sur le matelas, il dort à côté, par terre. Il mange avec moi, dort chez moi jusqu’à ce qu’il trouve du travail… Moi, ça m’est arrivé. J’habitais place de Strasbourg, je l’ai amené avec moi, comme il n’avait pas de travail, il est resté un an avec moi. On ne laisse pas les copains, les amis ».
Ces témoignages montrent que les liens amicaux et familiaux sont essentiels dans la réalisation de la première étape de la migration et le restent sur la durée.

Nous verrons plus loin que ces relations privilégiées entre migrants venus de Hadjadj vont se maintenir dans le temps, jusqu’à jouer le rôle d’un système d’entraide entre les migrants d’une part, mais aussi avec les familles restées au village, avec qui les relations sont aujourd’hui encore souvent très denses.

… aux liens plus formels entre Algériens
Parallèlement à ces liens entre villageois, une solidarité plus formelle entre Algériens existe également. On retrouve ici un acteur important de la migration algérienne en Touraine Sayah Chelaghendib, qui crée en 1952, une association qui tente de structurer la « communauté » : il s’agit de l’Association d’Entraide Nord-Africaine (AENA) dont l’action va être soutenue par les autorités locales convaincues de la non-appartenance de son fondateur aux mouvements indépendantistes.
Il raconte qu’en 1946, il arrive à Tours, invité par un ami juif qui l’invite à son mariage. Au lieu du séjour d’une semaine tel qu’il était prévu, il reste travailler comme salarié d’abord (peintre en bâtiment) puis devient son propre patron dans le bâtiment en 1956. Il développe rapidement des activités sociales, de façon à organiser l’accueil des migrants qui arrivent de plus en plus nombreux d’Algérie, souvent seuls et non qualifiés.
A l’aide de précieux contacts avec diverses personnalités locales (dont les Pères Gaston Pineau et Raymond Gautier notamment), il crée l’association Entraide Nord Africaine en 1952 qui a pour objectif d’abord l’hébergement. Elle lui permet d’ouvrir, dès 1953, un centre d’accueil et de secours dans le quartier du Sanitas. Puis en 1958, il ouvre le centre Jolivet qui deviendra ensuite le foyer Sonacotra. En 1965, les pouvoirs publics confient à S. Chelaghendib l’accueil de l’ensemble des étrangers arrivant à Tours, l’AENA devient l’association d’entraide aux travailleurs nord-africains et étrangers.
Nombre de nos témoins évoquent l’aide apportée aux personnes originaires de Hadjadj par S. Chelaghendib, dans diverses démarches administratives : recherche d’emploi, logement, et ses conseils avisés.

Du travail avant tout !
Pour les jeunes gens en partance, la France représente on l’a vu une promesse d’enrichissement, de liberté, de vie meilleure. Promesse tenue à certains égards mais au prix de conditions de vie souvent plus rudes que celles qu’ils avaient imaginées. Leur nouvelle vie en France est désormais rythmée par un travail qui occupe entièrement les journées de la semaine, avant de rentrer le soir dans un logement souvent très précaire au départ.

Dès leur arrivée, les jeunes gens trouvent facilement à s’embaucher : « le boulot, il y en a plein, c’était comme les champignons » raconte cet homme arrivé à Tours en 1956. Certains commencent à travailler le lendemain même de leur arrivée. Comme dans les autres régions, le travail ne manque pas en Touraine, mais il est circonscrit au secteur du bâtiment et des travaux publics et le plus souvent aux postes les plus bas. En 1952, 47,5 % des Algériens travaillent dans le bâtiment et sur un total de 120 ouvriers, 79,2 % sont manœuvres. Ils constituent une main-d’œuvre flottante et leurs perspectives d’emploi dans la grande industrie locale sont faibles – seules deux sociétés ont plus de 500 ouvriers dans la période de l’immédiate après-guerre et elles ne recrutent pas de main-d’œuvre étrangère, se satisfaisant du vivier local de population peu qualifiée venue des campagnes environnantes.
Compte tenu de cette configuration de l’emploi, mais aussi d’une migration envisagée comme temporaire, les séjours des Algériens en Touraine sont d’abord assez courts, quelques mois en moyenne. Les premières années, les migrants sont à l’affût des meilleures opportunités de travail, ils restent donc mobiles, ne s’installent pas et économisent une grande partie de leurs salaires pour leur famille et dans l’optique du retour. Jusqu’au milieu des années 1970, l’offre d’emploi est telle que les migrants n’hésitent pas à quitter un emploi pour partir en quête d’un poste moins pénible ou pour un meilleur salaire : « les patrons cherchaient les ouvriers, même dans la rue ! » raconte cet homme arrivé comme la majorité sans contrat. Il a rapidement trouvé à une embauche comme maçon d’abord à Tours puis est parti travailler pour un meilleur salaire sur un chantier au Mans.

Pour certains, cette mobilité professionnelle dure dans le temps et les amènent à circuler au-delà du département ou de la région. Les plus anciens racontent ainsi leurs pérégrinations d’un chantier à l’autre, évoquant une sorte de « tour de France des chantiers » comme le suggère l’itinéraire de cet homme travaillant dans le bâtiment qui, collectionnant les postes de maçon puis de couvreur, égrène les villes et les régions où il a travaillé : « Le Mans, Savoie, Bordeaux, Poitiers, Limoges, dans le Nord, la Bretagne ». Plus rarement, certains acceptent des déplacements à l’étranger, comme cet homme envoyé par une entreprise parisienne sur un chantier de construction en Iran pendant deux ans. Ces récits montrent à quel point la vie de ces « célibataires » migrants est dédiée au travail, laissant peu de place au temps libre : « on travaillait 80 heures par semaine ! pour 400 francs, une misère ! » se rappelle un homme arrivé à 17ans ½ ; « on travaillait 24 heures sur 24 ! J’ai travaillé 22 mois de 5 heures du matin à 10 heures du soir ! » se souvient cet autre homme recruté sur un chantier de construction d’un parking, voulant ainsi souligner l’ampleur et l’intensité de la tâche. La plupart enchaîne de longues journées de manœuvre : « la pelle, la pioche, c’est tout ! » résument-ils aujourd’hui, avec le recul du temps. Sur les chantiers, on leur réserve souvent le « gros-œuvre », les tâches nécessitant peu de qualifications voire celles qui sont particulièrement pénibles. Avec le temps cependant, et l’expérience, certains se forment et parviennent à briguer des emplois plus qualifiés, de plâtrier par exemple.
Pour d’autres, le défi est plutôt de prendre un emploi stable : certains trouvent par exemple dans les ateliers de maintenance ferroviaire à Saint-Pierre-des-Corps, dans le service de nettoyage de la gare ou encore dans la compagnie de bus tourangelle.

Seul puis en famille : l’évolution des conditions de logement
Dès 1945, certains s’installent dans le centre de la ville de Tours, en ruines, et vont y conserver longtemps des lieux d’hébergement et de sociabilité, notamment dans le quartier des Halles. Il y a d’abord le restaurant d’Ali, un Kabyle vivant à Tours depuis les années 1940, où les immigrés vont manger « un couscous réputé dans toute la région » nous a-t-on assuré. Beaucoup se souviennent aussi de deux cafés-hôtels tenus également par des Algériens, le café Amar et le Café Gharoubi qui, outre l’espace de rencontres qu’ils permettent, proposent couvert et gîte, quelques chambres à l’étage, le temps de trouver un logis moins vétuste. Ces deux cafés semblent gravés dans la mémoire de la plupart des personnes que nous avons rencontrées. Elles insistent sur le rôle d’abri de première nécessité que jouaient ces cafés : « les gens qui sont venus ici qui n’avaient pas de cousins et pas de cousines, vont chez lui. Parce que c’est facile de trouver une chambre pour dormir, et pour manger, pour tout. C’est facile ! » Mais la suite du témoignage de cet ancien migrant est teinté de reproche : « Il a profité des gens, oui, je dis la vérité, ils ont bien profité de nous. Amar… Mais pas moi, je n’ai pas mis les pieds dedans parce que lui, il louait des chambres… Quand on loue des chambres, lui, en bas, il avait le café, il avait tout. On travaillait, tout ce qu’on ramasse d’argent, tout ça, c’est pour lui ! Tu manges chez lui, donc, à la fin du mois, il ne reste pas… le gars qui descend là-dedans, il est obligé de prendre quelque chose. Donc, ce qu’il gagne, ce sera pour lui (le patron du café-hôtel) » .
Dans les années 1950 et 1960, un certain nombre de ces jeunes gens vivent dans des baraques de chantier, ou dans des cabanes sur les terrains maraîchers, dans les communes environnantes. Certains se souviennent aussi des « préfabriqués » place de Strasbourg qui, pendant un temps, a permis à certains ouvriers de trouver un gîte. D’autres ont vécu près de Joué-lès-Tours, à Château Gaillard, dans des caravanes d’occasion achetées collectivement et installées sur un terrain prêté par la commune. Un homme vivant aujourd’hui à Saint Pierre en a gardé un vif souvenir : « on a acheté une caravane, on était quatre et on dormait là dedans, à Château Gaillard. Quatre Algériens de Hadjadj, c’était comme la famille… On a la gazinière, tout ce qu’il faut, un frigo… On a les toilettes, dehors. Parce qu’on était beaucoup là-bas, au moins cinq ou six caravanes… Il y en avait deux ou trois qui habitent avec des enfants. Avant, il n’y avait pas de logements ». La commune avait apporté des aménagements pour ces habitants : des toilettes collectives et une ligne électrique mais les conditions sanitaires restaient rudimentaires, il fallait aller aux Bains Publics à Tours pour se laver. D’autres enfin évoquent l’hébergement que proposaient les foyers, notamment le foyer Jolivet au centre ville de Tours, le plus ancien, décrit comme un cadre peu attrayant : des chambres de quatre lits et une ambiance parfois tendue entre les résidents, qu’évoque cet homme alors âgé de moins de vingt ans : « … on était tous entassés là-dedans. Et je me rappelle, par exemple, la famille fait héberger les copains. Et ça, c’était interdit. Nous, on rentrait, on dormait et vers minuit, la police venait et on devait dégager. Je me rappelle toujours, c’était la misère, hein ! On dormait, douze, treize dans les chambres. Des fois, on dormait dehors ! N’importe où. C’était dans les années 64/65 ». Un autre se souvient : « J’ai été dans le foyer pendant un an. J’ai trouvé que c’était pas bien parce que quatre par chambre, c’est impossible pour vivre dedans ! ». Cet homme a finalement quitté les lieux pour aller au foyer de l’Alouette à Joué-Lès-Tours, ouvert en 1970, préférant, même à un coût plus onéreux, la tranquillité d’une chambre individuelle.
Dans les premiers temps, la perspective du retour permet à ces hommes d’accepter et de dépasser ces mauvaises conditions de vie, tandis que certains insistent aujourd’hui sur l’insouciance de la jeunesse qui rendait la vie plus facile : « on était jeunes, on jouait au ballon » se rappelle cet homme, qui fut logé dans les baraques de chantier de son entreprise à Ballan.
Au cours des années 1960, l’arrivée des familles constitue un changement radical dans les modes de vie de ces hommes qui avaient pris l’habitude de vivre chichement. Certains, notamment ceux qui occupaient les baraques de la place de Strasbourg, partent s’installer à La Riche, à partir de 1957, au moment de la construction des barres d’immeubles de la cité des Sables. Cette période correspond en effet à l’arrivée des familles, qui vont pouvoir ainsi être mieux logées. A la cité des Sables au début, les logements offraient un confort limité comme le raconte cette femme arrivée enfant en France et qui, de la région parisienne est venue en Touraine en 1969 pour y suivre son mari : « il faut savoir qu’à La Riche, ils n’avaient pas de radiateurs. Ils se chauffaient avec du charbon. Donc, moi qui venais de Paris, parce que j’avais un radiateur, ça m’a impressionnée ! Mais j’aimais bien, moi, allumer le feu… ça me faisait rappeler une cheminée …Je me souviens que tous les matins, il faisait froid, il fallait allumer le poêle, chercher le charbon. C’était une corvée pour eux ».
Ceux qui n’ont pas la chance d’accéder au logement social, très demandé, sont contraints de se tourner vers la location privée et le service d’une agence immobilière. Ils grèvent fortement leur budget avec des loyers beaucoup trop élevés. L’un d’eux explique qu’il devait faire de nombreuses heures supplémentaires pour payer 50 600 francs pour son appartement alors qu’il ne gagnait normalement que 70 000 francs. Plusieurs évoquent aussi la précarité des baux signés annuellement, et qui ne permettaient pas à la famille d’envisager l’avenir sereinement.

Locataires à Saint-Pierre, propriétaires à Hadjadj
Les personnes que nous avons rencontrées partagent une situation singulière : elles sont locataires en France et propriétaires en Algérie. Si les enfants accèdent aujourd’hui à la propriété, les parents sont restés locataires de l’habitat social. La plupart vit encore dans le même quartier de leur arrivée, auquel ils sont désormais attachés. Certains néanmoins déménagent, quittent le grand F5 une fois les enfants partis, pour s’installer dans un appartement plus petit. D’autres choisissent de s’installer dans un pavillon avec jardin, profitant de la rénovation urbaine. Mais ces déménagements ne provoquent pas toujours une grande rupture : certains nous montrent ainsi par la fenêtre leur ancien logement, ils ont simplement changé de rue, souhaitant rester à proximité de leur voisinage, dans le même quartier.

La plupart des hommes de cette génération expliquent qu’ils ont refusé d’accéder à la propriété en France, en partie pour des raisons financières. L’un d’eux évoque de longs débats avec son ami qui l’y encourageait à investir dans l’achat d’un terrain bon marché, estimant qu’ils étaient désormais installés durablement : « M. Sayah, si je l’avais écouté, peut-être je suis propriétaire de la maison. Je ne voulais pas écouter et puis, c’est les moyens qui comptent. Parce qu’avant on ne gagne pas beaucoup. Il m’a dit : « tiens, M. M., il y a un terrain à la Ville aux dames » c’était pas cher, 5fcs le m². Il m’a dit : « tu vas acheter 200, 300m et tu fais un baraquement et tu construis tout doucement » J’ai dit : « moi, j’ai pas d’argent. J’en ai même pas pour manger ! » Il m’a dit : « écoute, tu vas faire un emprunt à la banque et moi je te garantis ». J’ai dit non. Eh ben voilà ! Non, je ne voulais pas. J’y arrivais pas. Je gagnais 700 francs par mois avec quatre enfants et nous deux, moi et ma femme et le loyer !… Ah, si j’avais de l’argent, j’achète » . Aujourd’hui, avec le constat de l’installation, certains le regrettent : « Ah on a fait une connerie ! Si j’avais acheté une maison ici, moi, ça fait longtemps qu’elle serait déjà payée. Et là, maintenant, le loyer reste toujours sur notre dos ! »

Le mythe du retour a ici été certainement très prégnant : la maison familiale au pays est restaurée ou construite à neuf, souvent très grande, prête à accueillir le retour des émigrants. Mais aujourd’hui, on ne parle plus de ce retour définitif au pays, et la maison n’est occupée qu’au moment des vacances, ou par les retraités qui y séjournent quelques mois par an. Certains prêtent la maison (une partie souvent) à des membres de la famille qui, bénéficiant des largesses de ces parents désormais lointains, remplissent également un service de gardiennage. L’âge avançant et la santé parfois défaillante, certains espacent les séjours ou les raccourcissent, conscients que leur ancrage est davantage en France, auprès de leurs enfants, qu’au pays où, disent certains : « on ne connaît plus personne là-bas, tout le monde est ici (en France) ». Ils évoquent également les relations parfois peu amènes avec certains habitants de Hadjadj, notamment les commerçants qui, les percevant comme des gens fortunés, haussent les prix à leur arrivée.
Phénomène prévisible mais néanmoins un peu insolite pour ceux qui le vivent, les périodes de vacances rassemblent à Hadjadj les émigrés de Saint-Pierre et, au dire de certains, on retrouve alors là-bas le voisinage et la sociabilité à laquelle sont habitués ces désormais Corpopétrussiens. On y regarde la télévision française, par exemple, et surtout on partage des moments de convivialité qui prolongent ceux de Saint-Pierre.
Vivre à Saint-Pierre : du hasard de l’arrivée au choix d’y rester
Les premières familles originaires de Hadjadj arrivent à Saint-Pierre essentiellement par le biais de l’attribution de logements HLM, au moment de la démolition de la cité des Sables à La Riche. Ces familles souvent nombreuses (cinq à neuf enfants) y apprécient des appartements jugés « modernes », adaptés à leur taille. Pour ceux qui travaillent à la gare, c’est l’opportunité de se rapprocher de leur lieu de travail.
Lorsqu’on évoque avec ces personnes aujourd’hui âgées leurs trajectoires résidentielles, Saint-Pierre constitue une étape, vécue comme finale, où la famille parvient à trouver un certain confort, des appartements lumineux et spacieux par rapport à ce qu’ils ont connu auparavant comme l’illustre le témoignage de cette femme qui a vécu le déménagement avec ses parents : « c’était plus exigu chez mes parents, l’appartement qu’ils avaient à La Riche, des anciens aménagements. Alors, pour eux, quand ils sont venus à Saint-Pierre, c’était bien. C’est vrai que c’est des beaux appartements. Jusqu’à présent, avec des placards, une grande salle de bain… Déjà, c’était plus lumineux, la construction, c’était pas pareil, les appartements, il n’y avait plus de feu ; on trouvait qu’il y avait plus de confort ».
Les avantages matériels qui alliaient des appartements spacieux à des loyers modérés, conjugués à un climat social bienveillant, incitent d’autres familles de Hadjadj à choisir de venir vivre à Saint-Pierre. Un de ces anciens ouvriers explique qu’il est venu s’installer à la Rabaterie avec sa famille à la demande expresse de son épouse, qui souhaite se rapprocher des autres familles : « On m’avait donné un appartement à Tours Nord… Après, ma femme est venue, elle ne veut pas rester là-bas parce qu’elle ne connaît pas, elle ne comprend pas, elle était toute seule et elle a dit : ‘ je veux aller chez les voisines arabes comme moi !’ J’ai déménagé à Saint-Pierre en 1973. Depuis 73 jusqu’à maintenant, je suis à Saint-Pierre ». Ces familles semblent y avoir construit des relations de proximité et d’entraide entre « originaires », reconstituant à distance un certain entre-soi entre familles venues du même village. En 2014, un de nos interlocuteurs compte ainsi une douzaine de familles originaires de Hadjadj dans son propre immeuble. A ses yeux, comme pour l’ensemble des personnes âgées que nous avons rencontrées,  la grande majorité des familles algériennes installées à Saint-Pierre sont originaires de Hadjadj ou de ses hameaux environnants.
Au-delà des relations étroites entre familles algériennes, la plupart ont apprécié rapidement l’atmosphère familiale du quartier de la Rabaterie, des relations nombreuses avec les voisins, accueillants. Les témoignages sur ce point sont consensuels : « Français, Portugais, toujours gentils avec moi, ‘bonjour, bonsoir’. Les enfants jouaient ensemble, toujours ensemble » relate ce père de famille, soulignant la qualité des relations de voisinage dans les années 1970. Les femmes, souvent mères au foyer et donc plus présentes dans le quartier que les hommes qui travaillent à l’extérieur, estiment également qu’une bonne ambiance régnait dans le quartier à cette époque : « il y avait de tout, de tout ! On avait une amie française, ma belle-mère s’entendait très bien avec elle. Les enfants venaient chez ma belle-mère. Il y avait des voisins, des Français, des Espagnols, des Marocains. Il y avait un mélange de tout, ils s’entendaient très bien ! ».
Si la période des années 1990 a assombri ces bons souvenirs avec son lot de conflits, de trafics et de violences urbaines, il semble qu’aujourd’hui la vie est redevenue paisible. La « communauté algérienne » reste importante et semble avoir choisi, avec le temps, de rester dans une commune qui les a bien accueillis.

L’enracinement à Saint-Pierre
Aujourd’hui, en 2012, plus de 3 300 personnes vivent dans ce quartier de la Rabaterie. Les familles d’origine algérienne sont désormais complètement insérées dans le tissu local, participant de façon diversifiée à la vie locale, aux associations notamment, briguant parfois des postes dans les services municipaux, devenant employés ou commerçants, rejoignant la population retraitée, etc. L’absence de statistiques, notamment par le jeu de l’acquisition de la nationalité française limite les possibilités d’une stricte évaluation quantitative de la population de Hadjadj vivant à Saint-Pierre. Toutefois, nos interlocuteurs recensent autour d’eux au moins une trentaine de familles algériennes de leurs connaissances vivant à Saint-Pierre et venant de Hadjadj et estiment cette population à plusieurs centaines de personnes, toutes générations confondues.
Si les plus âgés sont longtemps restés dans les appartements du quartier de la Rabaterie, depuis une vingtaine d’années, certains sont maintenant installés dans des maisons. Récemment, en effet, quelques familles sont parties s’établir dans les nouveaux pavillons de la Rabaterie, attirés notamment par la possibilité de disposer d’un petit jardin attenant, où les femmes cultivent des plantes aromatiques (menthe, coriandre, etc.). De plus, nous explique-t-on, aujourd’hui, les gens de Hadjadj ne sont plus seulement dans le quartier de la Rabaterie mais « sont éparpillés sur toute la commune », notamment avec les jeunes adultes qui, eux n’hésitent pas à acheter ou faire construire une maison sur le territoire communal et aux alentours.
L’enracinement est lisible également dans une activité associative spécifique, recensée dans le répertoire des associations de la ville, qui contribue à inscrire cette migration désormais historique dans le tissu social de Saint-Pierre. Créée en 1998 par le fils d’un migrant de Hadjadj, « Solidarité aux familles » est une association culturelle qui a pour objectif d’aider les familles en difficultés dans diverses circonstances. Ce peut être notamment le cas lors d’un décès, l’association apportant alors une assistance dans les démarches administratives, l’organisation des obsèques et, éventuellement, le rapatriement du corps en Algérie. Elle s’adresse aussi aux jeunes générations et leur dispense des cours d’arabe et du soutien scolaire. L’association a acquis en 2009 une maison à la Rabaterie qui abritera le futur centre culturel et où, d’ores et déjà, une salle de prières a été ouverte ; elle facilite la pratique du culte pour les personnes âgées qui, auparavant, étaient obligées de se déplacer au centre ville de Tours.
Si la vie se déroule à Saint-Pierre, le décès sonne l’heure du retour au pays pour la grande majorité des personnes. C’est une volonté unanime chez les personnes les plus âgées, partagée parfois par leurs enfants devenus aujourd’hui adultes. L’inhumation dans le cimetière de Hadjadj reste à ce jour une pratique majoritaire en dépit du carré musulman qui existe au cimetière municipal et qui ne compte en 2014 qu’une vingtaine de tombes musulmanes, parmi lesquelles très peu de personnes originaires de Hadjadj. Les raisons d’une telle désaffection sont doubles : il y a d’abord le fait que les gens sont très attachés à la tradition d’obsèques dans le cimetière du village, où sont déjà enterrés les parents, considéré comme « la terre des ancêtres ». Ensuite, certains estiment que l’espace réservé dans le cimetière de Saint-Pierre ne répond pas aux critères d’inhumation requis par la tradition musulmane. C’est par exemple le point de vue de cet homme âgé qui, décrivant ce qu’il a pu observer à Lyon où est enterré un membre de sa famille, compare avec le cimetière de Saint-Pierre et considère que l’espace réservé aux musulmans n’est pas assez séparé des autres tombes : (à Lyon) là c’est les musulmans, là c’est les chrétiens, là c’est les Français, là c’est les Juifs, c’est à côté, c’est à part. Chacun a son espace, il n’y a personne qui rentre. Les musulmans, sont tout seuls. Il y a l’écriture arabe, il y a les machins, on dirait le bled, c’est pareil. C’est comme l’Algérie. Mais ici, non. Ici à St Pierre, à Tours, il n’y a pas ça ! ».
Enfin, un dernier élément joue en défaveur d’une inhumation locale : à St Pierre comme dans tous les cimetières en France, la concession est achetée pour une durée limitée ce qui rompt avec la tradition musulmane et avec les habitudes en Algérie. Le fils de l’homme âgé précise : « je crois que dans des villes comme Lyon, ils sont très à cheval sur ça et lorsqu’une concession est finie, c’est la mosquée de Lyon qui reprend. C’est elle qui paie après, pour pas qu’ils y touchent ». Le père poursuit : « voilà, mais ici, nous, on n’a pas de ça. Dans quinze ans, ils vont enlever ça pour mettre les autres. Ils vont les brûler ou les mettre… C’est pas pareil. C’est pas la même chose… à Lyon, c’est bien organisé ». Si l’inhumation au pays est encore la règle, elle n’est pas toutefois sans préoccuper les parents âgés qui s’interrogent, conscients qu’une grande partie de la famille vit désormais durablement en France : « c’est vrai, c’est pas facile. Comme les parents sont là-bas, eux (les enfants), ils sont là. Ils ne peuvent pas aller voir les parents tous les … Moi, j’ai pensé à ça, j’ai toujours ça dans ma tête ! » Pour les enfants, dont les séjours à Hadjadj sont moins fréquents que ceux de leurs parents retraités, la distance constitue un obstacle au recueillement et à l’accomplissement des rites funéraires comme le montre la réflexion de cette jeune femme née en France, qui compare la situation de ses grands-parents dont l’un a été inhumé en France : « (à Lyon) on va y retourner pour grand-père, on y avait été l’année dernière, on peut, c’est vrai qu’on va y aller cette année mais pour nous, les petits enfants, si c’était en Algérie, comme la tombe de mon autre grand-père, on ne pourrait pas y aller si souvent… ça fait des années que j’ai pas été en Algérie ». Le constat d’une vie de plus en plus ancrée en France tout autant que le souhait de garder une proximité avec les défunts amène les familles à envisager une transformation des pratiques, perceptibles sans doute dans les prochaines décennies.

Renforcer les liens avec le pays et Hadjadj
Les familles désormais installées en France gardent néanmoins le contact avec le pays, le village. La maison familiale, les tombes des parents, les membres de la famille restés là-bas contribuent à entretenir les liens. Ils ont tendance toutefois à se distendre avec la disparition des plus âgés et l’ancrage définitif des nouvelles générations en France. Cependant, les migrants et leurs enfants restent attentifs à l’actualité et aux évènements qui se déroulent de l’autre côté de la Méditerranée, en Algérie et au Maroc, mais aussi plus précisément à Hadjadj. Ils ont ainsi mené des actions d’aide et de solidarité lors de récentes catastrophes naturelles. Il faut ici souligner le rôle important de l’Association des Algériens de Tours Val de Loire, créée en 1996 à Tours et dont les adhérents sont en majorité originaires de Hadjadj. Elle a, par exemple, organisé une grande collecte de dons, de médicaments, de matériel pour venir en aide aux sinistrés du séisme qui toucha la région algéroise en 2003. Plus récemment, en 2015, son président s’est déplacé en Espagne pour identifier les corps des jeunes gens qui ont fait naufrage en tentant de traverser la Méditerranée sur une embarcation de fortune.
Les Algériens de Touraine s’impliquent également dans des actions de développement de leur commune d’origine. Ils ont ainsi collectivement participé à la construction d’une école, d’un hôpital, d’une maternité, développant ce qu’on pourrait appeler une citoyenneté transnationale. En 2005, l’association des Algériens de Tours-Val de Loire a décidé de mettre en œuvre un projet de coopération avec des associations de Hadjadj. Un contrat d’amitié a ainsi été signé entre des associations de Hadjadj et celle des Algériens de Tours-Val de Loire pour la création d’un espace informatique et multimédia, et l’ouverture d’une bibliothèque pour tous. Ce projet comprend, pour l’association des Algériens de Touraine, un volet « français » consistant à promouvoir le dialogue entre la France et l’Algérie, et affirmant la nécessité de « porter un regard neuf, plus objectif sur la diversité sociale et culturelle en luttant notamment contre les préjugés », en impliquant plus particulièrement les acteurs d’Indre-et-Loire et de la région Centre dans : « la mise en place conjointe d’actions d’intérêt général et utile à la population de Hadjadj dans le but d’œuvrer pour un rapprochement des populations françaises et algériennes ».
Les migrants et leurs descendants sont aussi sollicités dans le développement touristique de la région de Mostaganem. Certains d’entre eux, en lien avec ceux restés ou retournés à Hadjadj, proposent aujourd’hui des séjours et visites touristiques qui sont conçues pour les français ne connaissant pas l’Algérie. Les familles de Saint-Pierre ne manquent pas d’en parler à leurs connaissances françaises, encouragées à visiter ainsi l’Algérie et plus particulièrement, la région de Mostaganem où, leur assure-t-on, ils seront bien accueillis !

Pour conclure
Si les « gens » de Hadjadj furent autrefois une migration de jeunes hommes seuls envisagée comme temporaire, ce n’est plus le cas aujourd’hui. Les conditions particulièrement difficiles des premières années en France sont du passé : aujourd’hui, les familles se sont réunies, puis installées, développant des pratiques sociales qui manifestent un ancrage incontestable, comme c’est le cas à Saint Pierre, commune où la vie familiale a pris ses aises et que les personnes rencontrées apprécient et ne souhaitent plus quitter. Cet ancrage fort et l’inscription de beaucoup dans les activités et la vie de la commune n’empêchent pas ces anciens migrants et leur descendants de rester attachés et attentifs au devenir de la région algérienne dont ils sont originaires. Bien sûr, le travail présenté ici n’a rien d’exhaustif et ne fait qu’effleurer cette riche histoire qui relie les deux communes. Il s’appuie sur des entretiens réalisés avec quelques personnes aujourd’hui âgées, dont les souvenirs ont permis de reconstituer les aléas et les fortunes de cette migration, le parcours de certains entre là-bas et ici, entre Hadjadj et Saint-Pierre des Corps.

Mémoires Plurielles
Pôleth M. Wadbled
Mai 2015

(Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008)

La région Centre ne fait pas partie des régions les plus dotées en foyers de travailleurs migrants, qui sont plutôt implantés en Ile-de-France, dans la région lyonnaise ou encore la région PACA. Néanmoins, le Centre comprend tout de même vingt foyers, qui représente une  capacité d’accueil globale d’environ 2000 places. Aussi, ce parc de logement spécifiquement dédié aux immigrés n’est pas négligeable. Un des éléments notables reste l’hétérogénéité des situations locales, même si des tendances communes apparaissent, et notamment celle des liens très forts entre implantation des foyers et industries locales. Par ailleurs, les foyers de travailleurs migrants de la région révèlent aujourd’hui des évolutions importantes, en particulier en ce qui concerne la population logée. Comme dans d’autres régions françaises, la population des foyers a vieilli et s’est diversifiée. Le bâti a vieilli lui aussi, ne suivant pas toujours l’évolution des normes d’habitat et de confort. Ce faisant, le rôle des foyers dans l’ensemble du secteur du logement a évolué et leur devenir est en question.

De fortes disparités entre départements

La région comptait en 2008  vingt établissements, gérés par trois organismes différents :

– ADOMA (ancienne Sonacotra, Société Nationale de Construction de Logements pour les Travailleurs) gère neuf établissements,

– l’AFTAM (Association pour la formation des travailleurs africains et malgaches) en gère trois,

– le COATEL (Comité d’accueil des travailleurs en Eure-et-Loir) en gère huit.

La répartition territoriale des foyers de travailleurs migrants en région Centre est très inégale selon les départements. Le département comptant le plus grand nombre d’établissements est l’Eure-et-Loir. Hormis le foyer Adoma de Dreux, les huit autres foyers de ce département ont la particularité d’être gérés par un organisme local, le COATEL. Ils sont principalement implantés dans les agglomérations drouaise et chartraine, excepté le foyer de Châteaudun. Outre les besoins en main d’œuvre des industries du département, l’existence d’un tel organisme gestionnaire local a favorisé l’implantation d’un nombre important de foyers en Eure-et-Loir.

Le Loiret compte cinq foyers, dont trois implantés dans l’agglomération orléanaise. L’implantation des deux autres foyers du Loiret est liée aux besoins locaux en main d’œuvre au cours des décennies précédentes : ceux de l’usine Hutchinson à Châlette-sur-Loing, ceux de la centrale nucléaire à Gien (notamment pour sa construction).

Les départements du Cher, de l’Indre-et-Loire et de l’Indre comptent un nombre moins important de foyers : respectivement trois, deux et un. Ces foyers sont situés dans les principales villes des départements.

Il n’existe aucun foyer dans le Loir-et-Cher.

Les foyers de la région Centre présentent en outre une grande diversité, et se différencient en premier lieu par leurs capacités d’accueil, c’est-à-dire le nombre de lits ou de logements qu’ils offrent : de 18 pour le plus petit (Courville-sur-Eure) à 346 pour le plus grand (Saint Jean Le Blanc). La typologie des logements proposés est également variable : chambres à lits multiples, chambres individuelles organisées en unités de vie (c’est-à-dire avec cuisine et sanitaires communs), studios ou encore appartements de type T1. Plusieurs types de logements différents coexistent parfois au sein d’un même foyer.

 

Cartographie des foyers recensés en région Centre

©H.Béguin   (en ligne prochainement)

 

Des foyers adossés aux industries locales

La plupart des foyers de la région Centre, tous gestionnaires confondus, ont été implantés au début des années 1970, excepté le grand foyer de Bourges mis en service en 1968. D’après les gestionnaires rencontrés, l’histoire de l’immigration et des foyers en région Centre se démarque peu du contexte historique national. S’ils ne connaissent pas précisément l’origine locale de la création des foyers, les responsables d’établissements savent à quelles entreprises ou industries locales est liée l’implantation de ces foyers (Hutchinson à Châlette-sur-Loing, la Société française de matériel agricole et industriel rachetée par la société américaine CASE à Vierzon par exemple).

L’histoire de ces foyers est en effet indissociable de celle des industries locales. C’est particulièrement vrai dans le cas des foyers COATEL, association que les notables industriels locaux avaient participé à fonder en 1970 (Monsieur Hébert des Moulins Hébert, Monsieur Gilbert Barthélémy, secrétaire général de la Chambre de la métallurgie notamment). Pour preuve, jusqu’au milieu des années 1990, les entreprises versaient directement, au titre de leur participation à l’effort de construction, des subventions annuelles au COATEL en l’échange de logements réservés aux salariés de ces entreprises. Le directeur général du COATEL relie ainsi chaque foyer à une usine ou entreprise particulière :

– l’implantation du foyer de Mainvilliers est liée à la fonderie SAM ;

– celle du foyer de Courville est liée à l’usine METALOR et aux besoins du secteur maraîcher dans le secteur ;

– celle des foyers de Lucé est liée à l’usine Philips Éclairage ;

– celle du foyer de Châteaudun est liée à l’usine Hutchinson ;

– celle du foyer de Saint Rémy à l’usine SACRED (qui employait et emploie toujours de nombreux Maliens) et aux laboratoires Abotte.

Par ailleurs, il faut noter que le COATEL a la particularité d’avoir précisé dans ses statuts, depuis son origine, sa vocation à loger les travailleurs immigrés mais aussi les « migrants de l’intérieur », c’est-à-dire les Français en situation de mobilité professionnelle.

Accompagner le vieillissement des Chibanis et  valoriser leur mémoire

Les anciens travailleurs migrants originaires d’Algérie et du Maroc, aujourd’hui souvent retraités ou à l’aube du passage à la retraite, constituent une part importante de la population résidente. Il est difficile d’évaluer la part exacte qu’ils représentent sur le total de la population occupant les foyers de la région, mais plusieurs foyers accueillent tout particulièrement ces résidents : le foyer Aftam de Saint-Jean-le-Blanc, les deux foyers Adoma de Bourges, Gien, Joué-les-Tours et Dreux, ainsi que, dans une moindre mesure, les foyers Coatel de Lucé, Saint-Rémy-sur-Avre et Châteaudun. Parmi cette population dechibanis, considérés comme le « public traditionnel » des foyers par les acteurs gestionnaires, nombreux sont ceux qui effectuent des allers-retours réguliers entre le foyer et leur pays d’origine. Il est cependant difficile de recueillir des données précises sur les caractéristiques et les pratiques de cette population car les organismes gestionnaires des foyers n’en disposent pas nécessairement, et que cette population est mobile.

Le passage à la retraite et le vieillissement ces immigrés posent la question de l’adaptation du bâti des foyers mais aussi de l’accès aux droits (droits à la retraite, au minimum vieillesse, aux services d’aide à domicile, au portage de repas…). Aussi, des associations sont investies sur ces questions dans les foyers. C’est le cas notamment de l’Adamif (Association départementale pour l’accompagnement des migrants et de leur famille) dans le Loiret et d’Accueil et Promotion dans le Cher. Ces deux associations interviennent dans les foyers de leurs départements respectifs pour y tenir des permanences régulières d’aide à l’accès au droit. Toutes deux ont également initié des enquêtes auprès des résidents des foyers pour évaluer la situation de ces personnes au regard de l’accès aux soins, de l’environnement médical, de l’appréciation subjective de leur santé mais aussi de l’accès aux droits, de la situation administrative ou encore des souhaits exprimés en matière de logement. Parmi les résultats communs de ces deux études, on peut relever la part importante de la population âgée de plus de 60 ans et la faible part de personnes disposant d’une couverture médicale complémentaire. L’étude menée par l’Adamif a également mis en avant une proportion non négligeable de personnes ayant fait des démarches pour obtenir un logement social (presque 25% de la population interrogée, soit 467 résidents), infirmant l’idée reçue selon laquelle ces Chibanis souhaitent vieillir entre le foyer et le pays d’origine.

Outre ces enquêtes, des initiatives ont également été entreprises par l’Adamif et Accueil et Promotion dans le but de favoriser l’inscription du vieillissement des immigrés en foyers sur l’agenda politique local, ou tout au moins, une réflexion des acteurs locaux sur ce problème. L’Adamif a en effet initié la création d’un groupe de réflexion multipartenarial sur le vieillissement des migrants, réunissant tous les acteurs locaux concernés (travailleurs sociaux des CPAM, CRAM, Conseil Général, services d’aide à domicile, organismes gestionnaires des foyers…) autour de trois thématiques : évaluation de l’autonomie des personnes, accès au logement autonome, accès au droit. De même, Accueil et Promotion souhaitait organiser en 2007 une journée de réflexion sur le vieillissement des résidents des foyers.

Enfin, la question de la mémoire et de sa transmission sont également des thèmes sur lesquels  ces deux associations ont souhaité s’investir. Le recueil de témoignages et récits de parcours individuels par l’Adamif, avec le concours d’un écrivain (Laurent Boron), a abouti à la publication d’un livre : Comme ici, comme là-bas (2003). Un film intitulé Un jour je repartirai et réalisé par Chantal Richard a également été produit, revenant sur la vie des résidents du foyer de Saint Jean Le Blanc, sur l’illusion du retour au pays, les longues années passées en France et les allers-retours. Quant à l’association Accueil et Promotion, elle a imaginé le projet de réaliser un travail de mémoire auprès des résidents du foyer de Bourges, dont certains résidents ont même travaillé à la construction, d’origine immigrée ou non. Le projet consistant au recueil, par des jeunes, d’origine immigrée ou non, de récits de vie des résidents du foyer, il vise à la fois le développement de liens intergénérationnels et la valorisation du parcours des résidents du foyer.

Diversification de la population et passage en « résidences sociales »

Les foyers de la région Centre ne logent pas uniquement des personnes originaires des pays du Maghreb. En effet, les vagues migratoires successives ont entraîné l’arrivée de migrants originaires d’Afrique sub-saharienne (Maliens, Sénégalais, Mauritaniens). Ceux-ci sont présents dans certains foyers (le foyer Adoma de Vierzon, les foyers Aftam de Saint Jean-le-Blanc et de Châlette-sur-Loing, le foyer COATEL de Saint Rémy-sur-Avre) et dans de faibles proportions par rapport à l’ensemble des résidents. C’est surtout l’arrivée de résidents non immigrés et de demandeurs d’asile qui constitue l’évolution la plus remarquable de la population logée dans les foyers de la région. Le Centre fait partie des régions dans lesquelles les besoins des industries en main d’œuvre peu qualifiée ont diminué avec la récession économique et la désindustrialisation depuis les années 1980. Par conséquent, les foyers, dont on a montré le lien fort avec les industries locales, ont été affectés par cette évolution : certains ont connu une désaffection d’autant plus grande qu’ils correspondaient de moins en moins aux normes de confort, et donc une période de sous-occupation. Cette vacance a favorisé, selon une logique  de gestion, l’ouverture des foyers à de nouvelles populations ou la restructuration du bâti pour diminuer le nombre de places disponibles et améliorer l’attractivité des logements offerts (c’est le cas des foyers COATEL notamment).

Une part non négligeable de la population résidente est donc désormais constituée de personnes d’origine française plus précaire, fragilisée sur le plan économique et ne parvenant pas à se loger ailleurs, ou encore des personnes ayant besoin d’un logement bon marché de façon temporaire. Ces résidents s’inscrivent dans ce que les gestionnaires nomment les « nouveaux publics », par opposition au « public traditionnel » que constituent les travailleurs migrants immigrés, retraités ou actifs. Les foyers COATEL accueillent principalement ces « nouveaux publics », et particulièrement des personnes en situation de mobilité professionnelle qui disposent de revenus peu élevés : les étrangers  ne représentent que 27% de l’ensemble des résidents des foyers gérés par cet organisme. Ces « nouveaux publics » sont également très présent au sein du foyer AFTAM de Châteauroux ainsi que des foyers SONACOTRA de Bourges (le plus petit des 2), de Vierzon et de Tours.

Dans certains foyers, la vacance a pu être comblée par l’implantation de CADA (Centre d’accueil de demandeurs d’asile) au sein des foyers. C’est par exemple le cas à Saint Jean le Blanc, où le foyer compte désormais un CADA de 50 places en son sein, ou encore à Gien. Enfin, il existe des spécificités propres à certains foyers : c’est le cas du foyer Sonacotra de Dreux, qui compte aujourd’hui 62 anciens combattants marocains, primo-arrivants entrés dans le foyer depuis 1998. Ici, outre la démarche volontaire du responsable du foyer de l’époque, lui-même d’origine marocaine d’accueillir sans le foyer des anciens combattants marocains, le fait que des places dans le foyer étaient disponibles a permis l’arrivée de ces personnes prises en charge dans le dispositif spécifique mis en place pour les anciens combattants marocains à Bordeaux (DAPA : Dispositif d’accueil des primo-arrivants).

Ce faisant, les le rôle des foyers a de fait évolué. Logements pour les travailleurs immigrés à l’origine, les foyers sont devenus à la fois maisons de retraite pour vieux immigrés, logements par défaut pour des personnes en situation précaire, lieux hébergement pour des demandeurs d’asile… Mais ces évolutions de fait s’accompagnent parallèlement d’évolutions réglementaires : depuis 1994, les foyers de travailleurs migrants sont tous amenés à être reconvertis en résidences sociales, forme de logement supposé temporaire et destiné aux personnes défavorisées dans leur ensemble. Des services d’accompagnement social visant à favoriser l’insertion des résidents sont amenés à être proposés dans ces résidences. Par ailleurs, la restructuration des foyers ne répondant pas aux normes d’habitat et de confort actuelles (chambres à lits multiples, chambre de taille particulièrement réduite…) est engagée à travers le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants, mis en place en 1997, et qui concerne plusieurs foyers de la région, les foyer de Saint Jean le Blanc et de Châlette-sur-Loing en particulier.

Le poids de l’histoire : l’Ile de Corse à Saint-Jean-le-Blanc

L’Ile de Corse, c’est ainsi qu’est dénommé le site sur lequel est implanté le foyer de travailleurs migrants à Saint Jean Le Blanc. 396 lits répartis dans 99 chambres de 17m² comprenant chacune 4 lits et organisées en 18 unités de vie (5 ou 6 chambres regroupées autour de cuisines et sanitaires communs), l’organisation du bâtiment n’a guère changé depuis 1972. Ne répondant pas aux normes d’habitabilité actuelles, le foyer est inscrit parmi les sites prioritaires pour le Plan de traitement des foyers de travailleurs migrants, et, depuis 10 ans, un projet de restructuration est à l’ordre du jour. Le projet est difficile à monter, les blocages sont de diverses natures, mais le programme est désormais acté : le foyer actuel sera démoli, et à sa place seront érigés 220 logements individuels autonomes d’environ 15m² chacun. Pou compenser la perte en capacités d’accueil, un autre bâtiment sera construit dans l’agglomération orléanaise.

Tout proche des bords de Loire, l’établissement est néanmoins isolé du reste de la ville : absence de commerces à proximité, faible desserte en transports commun, éloignement des premières habitations… Et l’histoire du site sur lequel a été construit le foyer n’est sans doute pas pour rien dans cet isolement. En effet, lorsqu’il est construit en 1972, il prend la place de baraquements provisoires qui avaient été installés sur le terrain au début des années 1950. Au sujet de ces baraquement et de leur implantation sur la parcelle, les archives du Loiret (Série S, 1048 W 40732) disposent de documents tout à fait intéressants, notamment un ensemble de correspondances entre le maire d’Orléans, le maire de Saint-Jean-Le-Blanc, le préfet du Loiret et les services du Ministère de la reconstruction et du logement de l’époque. Ces documents montrent que la parcelle sur laquelle se trouve le foyer est située sur la commune de Saint Jean le Blanc, mais qu’elle avait été achetée dans les années 1920 par la commune d’Orléans pour lui servir de canche, autrement dit de dépôt d’ordures.

 

Par ailleurs, ces correspondances témoignent des tractations qui ont eu lieu autour de 1955-1956 entre la ville d’Orléans, la ville de Saint Jean le Blanc et les services de l’Etat suite à la volonté du marie d’Orléans de l’époque d’implanter sur ce site des baraquements provisoires pour loger des populations sans abri ou habitant des logements insalubres. Les oppositions sont alors vives au sein du conseil municipal et de la population de Saint-Jean-Le-Blanc contre ce projet : qui financera les installations nécessaires pour l’accès à l’eau et à l’électricité des habitants ainsi que l’évacuation des eaux usées ? Qui prendra en charge la scolarité des enfants ? Qui assurera la surveillance de ce « nouveau quartier » ? « Cette population supplémentaire en matière d’AMG [assistance médical gratuite] restera-t-elle bien à la charge de la ville d’Orléans, puisque résidants sur un terrain lui appartenant ? » (26 octobre 1955, Mairie de SJLB, extrait du registre des délibérations du Conseil municipal). Telles étaient les objections soulevées par le conseil municipal de Saint Jean Le Blanc.

Malgré ces réticences, la ville d’Orléans, arguant de la très sévère crise du logement et de l’urgence de la situation qui touche la commune, obtient alors l’autorisation des services de l’Etat, et propose à la ville de Saint Jean Le Blanc des compensations suffisantes pour implanter les baraquements. Il semble que les baraquements en question soient restés sur le site jusqu’à la construction du foyer en 1972, mais ceci resterait à vérifier. L’histoire de ce site destiné à accueillir du « logement provisoire » depuis 50 ans apparaît finalement assez emblématique de la place occupée par les foyers dans les villes sur lesquelles ils ont été implantés. Un héritage parfois lourd à porter pour les acteurs en charge du projet de restructuration de l’établissement, dont l’intégration du foyer dans la ville et les politiques locales est un des enjeux.

Les foyers, à la croisée des parcours individuels et familiaux

Si les foyers sont peuplés essentiellement d’hommes seuls, quelques entretiens avec des résidents, anciens résidents ou proches de résidents suffisent pour révéler que le foyer est aussi une affaire de famille et d’entourage. Etape avant un regroupement familial, lieu de rencontre entre amis ou proches, point de retour après un échec de regroupement familial ou après le départ de l’appartement des enfants, le foyer joue des rôles différents dans le parcours de chacun, et cache des trajectoires individuelles et familiales plus complexes.

Quelques extraits d’entretiens réalisés début 2007 dans deux foyers de la région viennent en témoigner. Les personnes rencontrées font état de leurs faibles ressources et de conditions de logements jugées difficiles à cause de l’étroitesse des lieux et de la promiscuité. Certains disent qu’il « sont dans le foyer » mais ne se définissent pas comme résident ou locataire d’une chambre. Pour ceux là, la chambre au foyer fait surtout office de boite à lettres. Vivre dans le foyer leur permet d’avoir une résidence en France et une adresse afin de pouvoir justifier de leur domiciliation pour l’octroi de ressources (retraite, minimum vieillesse ou RMI). Simple domiciliation postale ? Certains payent en effet l’équivalent d’un loyer afin simplement de voir maintenir leurs droits. « Le foyer, c’est important. Sans le foyer, j’ai plus rien, j’ai plus de pension. Quand je vais au Maroc, j’appelle le directeur du foyer, je lui demande s’il y a des lettres pour moi » (Mr A., 86 ans, retraité et ancien combattant).

Si le sociologue A. Sayad, dans ces travaux, souligna souvent la dimension provisoire qui collait au statut de travailleur immigré, on voit ici que ce statut provisoire semble être aussi celui des retraités. Leurs droits semblent liés à une adresse et sont remis en cause dès que les courriers ne parviennent pas à leur destinataire, tenu de rester en France pour attendre son courrier. L’absence à une convocation ou la non réponse à un courrier reçu et les droits de ces vieux immigrés s’envolent puisqu’ils doivent justifier de leur présence pour « débloquer » leurs droits. Une absence prolongée, pour le décès d’un proche, provoque parfois une cascade de tracas administratifs. Ce vieil homme a perdu ainsi six mois de droits et le bénéfice de sa carte de résident. Son titre de séjour est à l’étude à la préfecture, pour vérifier son droit de séjour : « Ma femme a été malade au Maroc, alors je suis rentré pour la voir. Je suis resté huit mois à côté d’elle. Elle est morte… que Dieu ait sont âme… Je savais que j’aurai des soucis si je restais au Maroc, mais je suis quand même resté. Il le fallait…Maintenant, je ne peux plus y retourner. La préfecture a gardé ma carte de séjour. Je veux aller voir mes filles qui sont encore là-bas, je ne peux pas… (larmes) » (Mr M., 73 ans).

D’autres vivent un dilemme permanent que symbolisent bien ces allers-retours incessants entre la France et le pays d’origine. « Je ne veux pas rentrer définitivement en Algérie Je préfère faire des allers-retours. Je reste deux ou trois mois, et je reviens. Si je suis malade, je rentre en France, c’est mieux et le docteur me connaît ». Ou encore : « Je suis obligé de faire des allers-retours. Tu veux que je reste ici, dans une chambre tout seul. Là-bas, on a notre famille, nos enfants… Mais ici j’ai ma pension et mon docteur. Au Maroc, je ne supporte plus au bout de trois mois. Pour mes enfants, je suis toujours celui qui donne, donne, donne… Donner quoi ? De l’argent, que de l’argent… Sans l’argent, ils ne pensent pas à moi. Les enfants, ils sont égoïstes ». Un autre partage ce sentiment d’amertume de n’avoir plus sa place parmi les siens. Outre le fait d’être devenu un simple pourvoyeur de revenus de sa famille, il constate avec colère et tristesse que les liens semblent s’être définitivement dé- tissés au fil des années d’éloignement : « Ce sont tous des vautours…Quand ma mère sera morte, je crois que je ne retournerai plus. Ma fille ne m’appelle plus papa ! A son mariage, elle m’a présenté comme « l’absent » et moi qui suis allé avec des cadeaux, des bijoux… et elle ne m’appelle pas papa… Je leur ai dit, aux enfants, que j’allais déchirer le passeport de l’Algérie ».

Un autre évoque clairement la dimension identitaire de cette ambivalence que le temps a creusé vis-à-vis du pays d’origine : « Je suis Algérien, de nationalité algérienne, mais dans mon caractère je suis Français. Je suis né en Algérie, c’était la France, j’ai grandi dans l’Algérie française. Ensuite, à 19 ans, je suis venu en France pour faire l’armée. Ca fait longtemps, j’ai quitté en 1963. Je me sens français, j’ai toujours connu la France. Là-bas, j’ai construit une maison pour ma femme et mes enfants. A chacune de mes visites, je reste avec eux. Je ne sors pas avec des amis là-bas, c’est trop dur… faut que je revienne en France, ici c’est la paix. Quand je pars, je paye ma chambre d’avance pour qu’il me la garde ».

Le va et vient permet de maintenir un lien régulier mais finit par exclure la notion de retour qui pourtant était pleinement compris dans le projet migratoire au départ. Vivre longtemps en France a fait de ces migrants vieillissant des « étrangers » ici et là-bas, des « absents » là-bas, des surnuméraires, ici. Pour beaucoup, ce retour est impossible comme s’il signifiait « faire le chemin inverse » et ils préfèrent donc rester dans cet entre-deux et « sacrifier leur vie », comme ils le disent souvent.