10 octobre 2010, Chalette-sur-Loing, Loiret, France

Enregistrement audio de Sylvie Orlyk, recueilli par Véronique Dassié ethnologue.

Mon père ne nous a jamais beaucoup raconté. Ma mère a été orpheline très tôt, elle est née dans la partie qui est maintenant au sud-est de la Pologne, tout près de la frontière ukrainienne, qui a été donnée à la Pologne en 1945. Et donc elle a été orpheline très tôt, et, elle et son frère, ont été recueillis au gré des années, souvent séparément dans la famille, un oncle, une tante et elle a peiné toute son enfance. Des fois, quand elle allait donner à manger au cochon, elle me racontait qu’elle prenait ce qui était le moins moche pour le manger, et donc elle a travaillé très tôt pour payer le fait qu’on la gardait. Pendant la seconde guerre mondiale, vers 16-17 ans, avec une amie, elles ont décidé qu’elles seraient peut-être mieux à travailler en Allemagne dans le travail volontaire. Elles sont arrivées en Allemagne, où elles ont été choisies et elle disait que c’est grâce à ça qu’elle a survécu, elle est bien tombée, dans une auberge, où elle avait beaucoup de travail mais elle avait à manger, elle était habillée et elle y a passé son adolescence. Et elle avait une cousine dans le nord de la France, qui a fait faire un contrat pour ma mère, qui est arrivée comme ça en France, en 1945 je crois, pour travailler dans une ferme où elle était « en service ». Dans la journée, elle s’occupait de l’intérieur de la maison, l’après-midi des troupeaux, des vaches. Elle y a rencontré son premier mari, d’origine polonaise et a eu un garçon mais son beau-père, qui était un vrai Polonais, n’aimait pas les Ukrainiennes, et il la battait. Puis son mari s’y est mis aussi, alors elle a pris son fils sous le bras et elle est partie ; elle est partie dans l’Oise, où elle avait aussi une cousine, puis en région parisienne comme bonne à tout faire et c’est là qu’elle a rencontré mon père dans les années 55. Ils se sont mariés en 1956 à Paris et 1 an après, je venais au monde et 5 ans après, ma sœur. Mon père lui, on ne sait même pas très bien quand est-ce qu’il est né, on va dire vers les années 1915-1918 ? Il est né en Ukraine, dans une famille aisée de la campagne, ce n’était pas des nobles mais des propriétaires terriens. Il avait 2 frères et 2 soeurs. Alors là, ce qui a pu se passer dans la famille, je ne sais pas très bien. Ses frères auraient été tués car opposés au régime soviétique. Et mon père, lui, il avait pris les armes contre les Russes, contre cette, je sais pas comment dire… colonisation et pendant la 2e guerre mondiale, il est parti. Moi il m’avait dit qu’il avait traversé toute l’Europe à pied pour venir dans la résistance française dans les FFI. Qu’est-ce qu’il y a fait, combien de temps ? je ne sais pas. Et donc, effectivement il est venu dans la résistance, ça on a des documents qui le prouvent, et puis il a été du côté de Vesoul à la fin de la guerre avec un groupe d’Ukrainiens déjà installés en France je suppose. Tout ça, on ne sait pas. Il n’a jamais voulu en parler parce qu’il a été suivi, comme bien d’autres, ils ont été suivis, repérés, cherchés et jusqu’ici, ce qui fait qu’il a beaucoup voyagé : Vesoul, Lyon, Lille, Paris… il a fait pas mal de villes de France.

E M : y a des choses qu’on ne sait pas, il a peut-être changé de nom ?

Oui, Il a changé de nom. Et ça, je l’ai découvert il y a une dizaine d’années, quand je suis allée en Ukraine. Là, j’ai découvert que notre nom de famille, ce n’est pas notre nom de famille ! C’est un cousin qui m’a dit ça. Il m’a dit « tu ne connais pas le nom de ton père ? » Eh bien non, je ne savais même pas. Et même malgré tout, ici, sur Chalette j’avais dans les 13-14 ans, 15 ans, j’étais adolescente, y a un monsieur, qui m’a demandé si je ne connaissais pas dans la famille ou les amis de mes parents, un certains monsieur Untel et moi, non, ça me disait rien. Donc je suis revenu à la maison et j’en ai parlé à mon père et mon père m’a dit : « tu lui répondras, la prochaine fois que tu le verras ce monsieur, que monsieur Untel, il a émigré en Australie ». Et donc, quand j’ai eu l’occasion de revoir ce monsieur, je lui ai dit ; « Ah, tiens, au fait, j’ai eu des infos sur le monsieur que tu cherchais : il est parti en Australie ». Et là, il m’a répondu « Ah non, ça c’est pas possible, en Australie on a tout fait, jusqu’aux derniers cimetières, il n’y est pas ». Donc c’est quand même qu’il y avait eu une surveillance, il avait dû avoir un poste un peu important.

Et monsieur Untel c’était le nom…

le vrai nom de mon père, que j’ai découvert il y a une dizaine d’années. Et ma mère non plus ne savait pas. Je pense que c’était juste une mesure de protection, une gamine elle peut parler, répondre ingénument, puis voilà. Et il n’était pas le seul, ils ont été tellement suivis, que bon ils se méfiaient. Il s’est toujours méfié. Donc il est venu en France, il a travaillé au Creusot, puis il a travaillé pour la Parole ukrainienne, à Paris…. Euh oui, quand je suis née, il travaillait déjà là euh… il y a travaillé un petit moment et en 1962, mes parents ont décidé de venir s’installer dans le Loiret. (…)

À gauche : Exposition mise en place à l’occasion des journées du patrimoine, Chalette-sur-Loing, 2004. ©Sylvie Orlyk.
À droite : Commémoration de l’Holodomor (la grande famine), Chalette-sur-Loing, octobre 2014. © Véronique Dassié.

(Cet article est extrait de « Histoire et mémoires des immigrations en Région Centre », rapport coordonné par Sylvie Aprile, Pierre Billion, Hélène Bertheleu. Acsé, Odris, Université François Rabelais, mai 2008)

Les Algériens 1950-1970

Le vieux Tours et le quartier des Halles furent aussi un lieu d’implantation des premiers Algériens arrivés à Tours dans les années 1950. F. Bourdarias, dans un travail anthropologique très documenté, a pu retracer cette page d’histoire relativement méconnue.

« Les gens de Hadjadj »

Sur les 55 Algériens interrogés par F. Bourdarias en 1971, 31 venaient de la même commune d’Hadjadj (département de Mostaganem) en Algérie : « Les gens d’Hadjadj viennent à Tours. Pourquoi‍? Je ne sais pas, c’est comme ça depuis toujours », . répond l’un d’eux. C’est en tout cas vrai pour les familles installées à Tours « J’avais des adresses de gens qui étaient du même pays que moi à Tours », explique l’un d’eux tandis qu’un autre âgé de 35 ans souligne : « Je ne voulais pas que ma femme et mes enfants se trouvent seuls ».

 

Les chiffres montrent en effet que cette même origine géographique est moins vraie pour ceux qui arrivent seuls. En tout cas, 38 sur les 55 hommes algériens interrogés sont venus à Tours pour y rejoindre des parents ou des amis, reflétant le système bien connu des filières d’émigration-immigration : le regroupement géographique selon le lieu d’origine est le fait de toute immigration de quelque importance, valable ici pour les Algériens comme il le fut pour les Bretons à Paris ou pour les Polonais dans le Centre ou l’Est de la France. A Tours, ce regroupement a pris une certaine ampleur à partir de 1953, date à laquelle l’Association d’Entraide aux travailleurs Algériens commence à être active « sous l’impulsion de commerçants et artisans ayant fait souche à Tours ».

Comme on le voit dans le tableau ci dessous, 29 Algériens enquêtés sur 55 sont venus directement à Tours depuis leur commune algérienne. D’autres ont quitté Tours pour trouver à Paris un travail mieux payé, certains y sont revenus pour se marier.

Tours

Paris

Marseille

Est

Autres Régions

1e étape

29

6

9

7

4

2e étape

14

10

3

1

3

3e étape

13

2

2

4e étape

4

L’origine sociale des 55 migrants algériens rencontrés à Tours en 1971 est surtout rurale. Toutefois, si 45 d’entre eux déclarent être originaires d’une commune rurale, 20 ont résidé en ville avant leur départ vers la France. 28 sur 55 ont vécu une transition directe entre leur ancienne vie rurale et leur nouveau statut de travailleur en contexte urbain.

Fils d’ouvrier agricole ou de petit propriétaire

29

Fils de commerçant ou artisan

8

Fils d’ouvrier (arrivés comme enfant)

7

Fils de sans profession

4

Sans réponse

7

Total

55

La recherche du premier logement

Comment le premier logement a-t-il été trouvé par les migrants algériens arrivant (sans leur famille) à Tours et de quel type de logement s’agissait-il ? Voici ce que les 55 enquêtés ont répondus, en 1971, se souvenant de leur premier logement, quelques années auparavant :

Effectifs

Pourcentage

Hébergement par des parents ou amis

15

27.3 %

Hôtels meublés – Cafés algériens

21

38.1 %

Logement sur le chantier

4

7.3 %

Baraquements – Bidonville

11

20 %

Foyer Sonacotra

4

7.3 %

Total

55

100

A son arrivée, le migrant éprouve les plus grandes difficultés à se loger. Il connaît alors les conditions de logement les plus précaires (bidonville) ou les plus coûteuses (hôtel). Beaucoup sont hébergés, à leur arrivée, par de la famille ou des amis installés en cité de transit ou en cité HLM, jusqu’à ce que les premiers salaires permettent de se débrouiller seul. Un homme algérien arrivé en 1958 raconte aujourd’hui le logement dans les « maisons de l’Abbé Pierre » de la cité de la Riche. Deux familles s’y côtoyaient, dès que l’une d’entre elles s’en allaient, une autre venait la remplacer. Les enfants dormaient dans des lits superposés installés dans la salle de bain. Ceux qui n’ont pas eu l’opportunité de loger en cité de transit ou HLM sont allés au quartier des Halles, trouvant une chambre à partager (avec un ou plusieurs compatriotes) ou en louèrent une directement dans l’un des deux « cafés arabes » tenus par des Algériens. « Deux copains avaient une chambre dans le Café, je suis resté plusieurs mois avec eux, je couchais par terre, sur un matelas », explique l’un d’eux. Un témoignage fait état aussi d’un foyer boulevard du Général Renault où, le soir, certains viennent occuper le lit d’un compatriote parti travailler de nuit.

Le quartier des Halles, autrefois occupé par des familles ouvrières françaises, abrite, dans les années 1970, des Algériens et des Portugais célibataires qui occupent des chambres meublées dans de petits hôtels anciens et parfois insalubres. Les locataires les plus anciens ont quitté le quartier pour se diriger vers les foyers ou les cités de transit ou HLM. En ce début des années 1970, les travailleurs algériens sont progressivement remplacés par leurs homologues portugais dont les conditions de logement sont les plus précaires.

L’auteure explique : « Le quartier des Halles apparaît comme le pôle d’attraction des nouveaux arrivants – l’existence dans ce quartier d’une communauté algérienne assez forte, jusqu’à ces dernières années, leur permettait de rompre leur isolement et de mieux supporter le premier choc occasionné par l’immigration. Deux cafés algériens se trouvent au centre de cette vie communautaire. Ce sont à peu près les seuls locaux où peuvent se réunir les travailleurs algériens, les juke-boxes y diffusent de la musique arabe, le restaurant permet d’observer les prescriptions coraniques, les responsables de l’amicale des Algériens y tiennent leurs réunions. Aucun Français ne fréquente ces établissements ». Le contexte est défavorable aux Algériens, ce qui contribue à ségréguer nettement les espaces de vie.

« On refuse de nous servir dans les cafés français. Ou alors, si il y a la télé, on fait des réflexions sur les Algériens au moment des informations », explique l’un d’eux. Pour se loger, c’est encore pire, certains hôtels refusant d’héberger des clients de nationalité algérienne. « En déplacement, c’est dur de trouver, il y a des hôtels qui ne logent pas les Algériens, on nous dit ‘c’est complet’. Quand je viens à Tours, je loge toujours dans ce café », déclare un travailleur de passage.

Cette concentration dans le vieux Tours va bientôt être balayée par les opérations de rénovation urbaine : la dispersion des travailleurs immigrés et de leurs familles se fera inexorablement vers les périphéries, notamment vers les cités HLM de La Riche, Saint-Pierre-des-Corps, Joué-lès-Tours et du Sanitas à Tours.
Le logement : foyer, bidonville et cité

Les travailleurs isolés logent souvent dans l’un des deux foyers réservés aux célibataires : celui de la rue Jolivet à Tours qui compte 80 personnes (fermé à toute investigation au moment de l’enquête de F. Bourdarias) et celui de Joué-lès-Tours très récent à l’époque et qui abrite des célibataires de toutes nationalités, y compris des jeunes travailleurs français.

Le foyer Jolivet est le plus ancien. Il est propre mais « présente l’aspect maussade et rébarbatif d’une caserne ». « L’atmosphère qu’y entretient le gérant, ancien militaire colonial, est en parfaite harmonie avec cet aspect extérieur. Les pensionnaires du foyer sont considérés comme des individus à surveiller plus que comme des locataires. Les visites des Français sont pratiquement impossibles, seuls les Algériens peuvent entrer dans le foyer sans être arrêtés par le gérant. Les visites féminines sont bien sûr strictement interdites. Le foyer prend ainsi l’allure d’un véritable ghetto. Les travailleurs sont logés dans des dortoirs de quatre lits. Le loyer mensuel est en 1971 de 100 francs, un dortoir rapportant ainsi 400 francs par mois à la Sonacotra. A chaque étage, les locataires disposent d’un réfectoire, d’une cuisine et d’installations sanitaires. Au rez-de-chaussée, le foyer comporte un bar et une salle de réunion où ont lieu les cours d’alphabétisation ».

Plusieurs locataires dénoncent ouvertement l’atmosphère de suspicion qui règne dans le foyer, du fait de l’attitude du gérant qui oscille entre « le paternalisme humiliant » et « l’hostilité ouverte », constate l’enquêtrice. « On n’a pas de droit ici. Le gérant est un ancien colon. Il nous traite comme des colonisés » dénonce l’un d’eux. Plusieurs préfèreraient avoir une chambre dans le foyer de Joué-lès-Tours. Les travailleurs y sont logés en chambre indépendante, quoique extrêmement exiguë (7m²). Le loyer, en passe d’augmenter sensiblement (de 120 à 137 francs en 1971) est jugé élevé par les Algériens dont les salaires oscillent à l’époque entre 800 et 1000 francs par mois. Le gérant de ce foyer semble plus conciliant que le premier, tout en faisant respecter un règlement tout aussi strict. La vie y est organisée spatialement en « couloirs » de douze chambres, qui séparent les différentes nationalités cohabitant dans le foyer. On a ainsi le couloir des Algériens, celui des Français, celui des Yougoslaves, comme autant de « territoires » non mixtes. Le gérant, comme les locataires, pense sans doute éviter ainsi d’éventuelles tensions.

Certains migrants sont logés directement par leur entreprise mais ce n’est pas courant à Tours où une seule entreprise de Travaux Publics offre ce service à ses ouvriers. Michelin fait de même mais aucun Algérien ne peut en profiter puisque l’entreprise ne recrute pas de Nord-Africains. Un algérien interviewé en 2008 souligne que les employeurs n’aidaient absolument pas pour trouver un logement et souligne le rôle pivot non seulement de la solidarité entre compatriotes mais aussi des assistantes sociales.

Ceux qui, parmi les Algériens, ont dû vivre en bidonville à leur arrivée (20 % des personnes interrogées), ont connu les baraquements de Saint-Pierre-des-Corps, ou ceux situés rue des Docks à Tours, qui ont ensuite été détruits. Devant la difficulté de trouver un logement convenable et un loyer accessible, certains renoncent à faire venir leur famille. D’autres décident de revenir avec femme et enfants au risque d’une période d’instabilité éprouvante : « Avant, j’habitais dans des baraques, puis en chambre d’hôtel. En 1963, je suis venu avec la femme et les enfants. On a traîné par-ci par-là : chez des copains, puis on a trouvé à Saint-Cyr, mais on payait trop cher…Après, j’ai trouvé dans des baraquements et en 1967, on est venu ici, à la cité des Sables » (chef de famille algérien, 40 ans).

Au début des années 1970, le logement en bidonville est désormais l’exception pour les Algériens, alors qu’il concerne largement les Portugais arrivés récemment. Les familles, elles, sont plus souvent logées dans les cités HLM comme celle de La Riche (la cité des Sables, délabrée) et de Saint-Pierre-des-Corps (la cité de la Rabaterie, toute récente), mais aussi à Joué-les-Tours (cité de la Rabière, récente aussi) et à Tours même, dans le quartier du Sanitas ou dans celui de Maryse-Basté, où le nombre de familles y est néanmoins moins important. Enfin, des familles algériennes ont parfois trouvé un logement dans l’une des deux cités de transit de l’agglomération, l’une étant située à Ballan et l’autre à Monts (Malicorne). La première n’abritait plus en 1971 que des familles portugaises. La seconde a été détruite en 1972.

Un réseau d’entraide entre les familles

Comme l’explique F. Bourdarias : « La ‘communauté des gens de Hadjadj’ à Tours forme un réseau d’entraide se manifestant par l’accueil des nouveaux migrants, par une aide matérielle en cas de maladie ou d’accident, ou plus simplement en rompant l’isolement de l’immigré et de sa famille : visites le dimanche ou à l’occasion des fêtes musulmanes ». L’installation de familles entières (parfois au sein d’une même cité HLM) favorise un relâchement des liens avec ceux restés en Algérie : les envois de lettres ou d’argent s’espacent voire sont supprimés progressivement. La venue de la femme et des enfants (souvent quatre à cinq ans après le père) amène le travailleur-chef de famille à consacrer la majeure partie de son revenu aux dépenses du ménage et à l’éducation des enfants. De même, certains enquêtés ne sont pas retournés en Algérie depuis plusieurs années. Un témoignage recueilli par nos soins, évoque rétrospectivement — avec sans doute plus de liberté qu’au moment de l’enquête de 1971 — l’étroit contrôle opéré dans chaque famille par les militants du FLN pour le financement du soutien à la guerre d’indépendance : « Ici il fallait cotiser, de la manne d’argent c’est tout. Comme si vous achetiez votre timbre. Il y avait un responsable qui passait, la nuit, tu as payé, tu n’as pas payé… Et si tu ne payais pas, il y avait une équipe qui venait, elle te démonte et voilà. C’était très organisé. De toute manière il fallait que tu payes, point. Et cet argent partait pour soutenir le conflit là-bas. » Et cet homme de souligner les conditions du départ durant la guerre d’Algérie : « Un point important à souligner, c’est qu’il y a des gens qui sont venus pour chercher du travail mais il y a des gens qui sont venus pour chercher de la sécurité. S’ils ne voulaient pas se faire plomber, il fallait venir en métropole comme on disait pour être sûr de ne pas être pris dans des rafles là-bas. J’ai des souvenirs, à sept ans et demi en Algérie, on a fusillé mon oncle devant moi. Il a fallu aussi pour préserver le deuxième frère, le dernier, l’emmener en France. Ici il y a des règles. Là-bas, l’armée, enfin ce qu’ils appelaient le maintien de l’ordre, c’était autre chose ».

A Tours mais aussi à Joué-lès-Tours, en 1971, des cours de français sont donnés en cours du soir au sein des foyers Sonacotra. La moitié des résidants y assistent d’après le directeur du foyer. Les pères de familles, installés dans les cités aux environs, peinent à se déplacer le soir, après le travail. Ils se déclarent parfois prêts à y assister, si toutefois le cours avait lieu dans leur cité. C’est finalement ce qui va être organisé, quelques années plus tard, ETM dispensant bientôt des cours d’alphabétisation dans la plupart des grands ensembles de l’agglomération.
Un taux de chômage non négligeable

D’après les données du recensement de 1968, il est possible d’évaluer les taux de chômage des travailleurs français et étrangers en Indre-et-Loire. Cette année là, le taux de chômage de l’ensemble de la population active du département est de 1,9 %, celui des Algériens est de 3,42 %. Ce taux de chômage des Algériens est supérieur non seulement à celui des Français mais aussi à celui des hommes portugais (0,68 %) ou espagnols (1,8 %). En analysant les données recueillies au Service de la Main d’œuvre de Tours, F. Bourdarias observe qu’en 1971 180 étrangers sont inscrits et constituent 8,04 % des chômeurs – demandeurs d’emploi enregistrés. Sur ces 180 étrangers au chômage, 82 sont Algériens (soit 45,5 % alors qu’ils ne représentent que 12,1 % des actifs masculins étrangers). On a donc bel et bien une sur-représentation des Algériens chez les chômeurs étrangers. Pourtant, beaucoup ne recourent pas aux services de ce bureau de la main-d’œuvre, méconnu ou peu efficace à leurs yeux en matière de recherche d’emploi. D’autre part, beaucoup se retrouvent sans emploi après avoir « quitté volontairement » leur emploi, même si l’auteur montre que les situations sont souvent beaucoup plus ambiguës et complexes. Ils ne peuvent donc prétendre à une indemnité de licenciement ou à une allocation chômage.

La situation en 1971 semble s’aggraver à Tours, les migrants portugais étant embauchés de façon préférentielle aux Algériens sur les chantiers de bâtiment. « Je ne trouve pas de travail, explique l’un d’eux. On se présente à la porte d’une usine. Il y a deux Algériens et trois Portugais. On prend les Portugais et on renvoie les Algériens. Pour le moment, j’habite et je mange avec mes camarades, mais je retournerai bientôt en Algérie si je ne trouve rien » (chômeur de 22 ans). L’auteur signale que 11 enquêtés sur les 55 rencontrés ont effectué des séjours en Algérie allant de trois à six mois, à la suite de licenciements.

Deux autres témoignages: « Je suis au chômage et je ne touche pas d’allocations. Je cherche du travail mais on dit toujours non aux Algériens « pas de boulot ». Il y avait une demande dans les journaux…un déplacement en Allemagne. On n’a pas voulu de nous, on a embauché des Portugais ». (Ouvrier qualifié algérien au chômage, 37 ans).

« Je suis au chômage depuis plus de deux mois. C’est la première fois. J’avais demandé mon compte…alors je ne touche rien…J’avais mis une annonce dans le journal, on m’a écrit et je me suis présenté. C’était presque d’accord. Tu vois bien toi-même que je n’ai pas l’air d’un Algérien… On m’a demandé mon nom, ma carte et tout…Lors, on m’a dit de me présenter plus tard…J’y suis retourné le lendemain, cette fois c’est la secrétaire qui m’a reçu : Monsieur, votre candidature n’est pas acceptée ». Partout c’est la même chose ! » (ouvrier professionnel algérien au chômage, 28 ans).

Le climat politique et économique tendu entre la France et l’Algérie revient plusieurs fois comme explication, lors des entretiens réalisés auprès des chômeurs : « On me dit partout qu’il n’y a pas d’embauche. Je ne sais pas ce qui se passe. C’est peut-être la question du pétrole. Mais ce n’est pas notre faute, on n’y peut rien, nous, les ouvriers » (ouvrier au chômage, 28 ans). Ou encore : « Je vois bien les choses. Nous les Algériens, on ne nous aime pas parce qu’on ne marche pas droit, parce qu’on veut garder notre pétrole. C’était pareil pour l’indépendance. On s’est libérés, alors ça ne va plus ». Un autre : »Pourquoi ? Je comprends bien, on se dispute pour le pétrole, le racisme a augmenté… C’est les patrons qui sont racistes…des Pieds-noirs ». Un autre encore : « On m’a répondu : les bicots n’ont qu’à aller bouffer leur pétrole au lieu de venir bouffer le pain des Français » (manœuvre au chômage). « Reviens avec un bidon de pétrole et on verra pour l’embauche » rapporte un autre.

Le conflit franco-algérien autour de la question pétrolière n’est finalement que le préambule de la crise économique qui va s’abattre sur ces années 1970. Les enquêtés algériens ont raison de s’inquiéter comme ils le font de la dégradation de leurs relations avec les Français en 1971 : « Ca me plaisait bien ici avant, l’ambiance et tout…Maintenant c’est changé, à cause du pétrole, il y a du racisme ». Ou encore : « Avant, ce n’était pas comme ça…Notre vie a changé avec cette histoire de pétrole. Il faudra partir si ça continue… », conclut l’un d’eux.

Le témoignage recueilli en 2008 auprès d’un Algérien de l’agglomération, responsable d’associations souligne quant à lui la stabilité des trajectoires professionnelles de ceux qui ne travaillent pas dans le bâtiment mais dans de grosses entreprises de travaux publics, de voirie et d’enrobage des routes.