Trois générations d’une histoire familiale entre la France et l’Ukraine. Témoignage rédigé par Daniel Szawarskyj.
Joseph Boïko est né à Stépanovka (Ukraine) le 3 avril 1883 selon son livret de famille de 1928 ou à Samoylivka dép. de Katérinoslav selon le Certificat de nationalité ukrainienne fait à Paris le 15/09/1931. Il était Capitaine dans l’armée du Tsar Nicolas II et a fait la guerre du Japon, parti dans le transsibérien avec son cheval. L’armée russe a subi une sévère défaite face aux Japonais qui utilisaient des mitrailleuses.
Basé à Constantinople, il a d’abord souhaité en 1922 rentrer en Ukraine mais compte tenu des événements et du changement de régime, il a décidé de se rendre au Brésil. Apatride, il traverse l’Europe avant d’arriver finalement au Brésil où son bateau doit faire demi-tour car les autorités brésiliennes refusent les immigrés.
Sa future femme, Ewa Chrapcio ou Hrapcio est née à Wisloczok ou Wisloczek, région de Lemko (Pologne) le 16/11/1897 d’André Chrapcio et de Marie Kuncio ou Havon.
En 1924 à l’âge de 27 ans, elle est recrutée comme « bonne de ferme » à Clairy-Saulchoix près d’Amiens (80), puis à l’usine Hutchinson de Langlée à compter du 19/04/1927 (atelier chaussures).
Maria Chrapcio-Boïko est née le 25 septembre 1926 à Amiens (80). Joseph et Ewa se marient à Chalette-sur Loing (45) en mai 1928, puis partent avec la petite Maria alors âgée de 2 ans, pour travailler comme ouvriers agricoles dans la commune de Cabrerets près de Cahors (46). Y naît leur fils, Michel. La famille rentre à Chalette sur Loing en 1929 où leur fils décède. Un deuxième fils, Vladimir, naîtra en 1930 à Corquilleroy (45).
Joseph Boïko travaille ensuite à l’usine Hutchinson et la famille s’installe dans une petite maison à Pannes (45). Orthodoxe, il suit l’office religieux à l’église Saint André tandis que sa femme, Uniate, se rend à l’office religieux Gréco-Catholique de l’église Sainte Olga.
Leur fille, Maria, se marie le 10 mai 1947 avec Ivan Szawarskyj et aura 4 enfants, 8 petits- enfants et des arrières petits-enfants. Vladimir, marié avec Alice, n’aura pas d’enfant.
Aujourd’hui, Daniel garde précieusement chez lui les traces de cette mémoire familiale.
Récit de Jean Szawarskyj,
recueilli dans les années 2008-2009 et transcrit par son fils, Daniel Szawarskyj
J’ai élevé mes enfants dans la tradition et la culture ukrainiennes
Le 12 décembre 1942, alors que j’ai 18 ans, est le point de départ de ma déportation pour les camps de travail en Allemagne. Les Allemands venaient en fait chercher mon frère qui avait 20 ans, mais je me suis proposé pour prendre sa place car il était marié et le couple attendait un enfant. J’ai d’abord été emmené à Lublin où je suis resté 15 jours. De Lublin on m’a transféré par train au camp de Wutcha Gotcha pour une durée de 8 jours. J’avais très faim. Je me souviens que je n’avais plus de ventre. Le ventre touchait le dos. De ce camp j’ai encore été transféré au camp de Erfurt (Allemagne) pour également 8 jours. J’ai ensuite été transféré par les Allemands en France. Le 10 janvier 1943 j’ai commencé à travailler dans les mines de fer en Meurthe et Moselle (54). C’est là que j’ai connu Ilko Kandyba qui venait d’un village de Pologne proche de Sulimov. J’ai travaillé dans cette mine toute l’année 1943 et une partie de l’année 1944. Les Américains sont arrivés en France en juin 1944. Moi j’ai été déporté en automne 1944 dans la Sarre où j’ai travaillé 3 mois dans les mines de pierre blanche. J’ai ensuite été emmené pour travailler près de Sarrebruck où je creusais des tranchées. J’y ai passé l’hiver 44/45 jusqu’au 15 mars 1945. Pendant cette période j’ai eu très faim. Parfois je restais trois jours sans rien manger et j’étais exténué à cause d’une affection pulmonaire. Quand des avions bombardaient, je me cachais dans les bois avec des Polonais et des Russes. En avril/mai 1945 les Américains sont arrivés et m’ont fait garder des prisonniers Allemands quelques jours à Lebach. Les Américains m’ont emmené ensuite à Reims pour garder les prisonniers allemands.
Il y avait avec moi des Ukrainiens et des Polonais. Ils se battaient souvent entre eux. Un officier américain d’origine polonaise a rassemblé tout le monde. Les Ukrainiens ont dit « on peut vivre avec les Polonais » mais les bagarres ont continué. L’officier a fait séparer à gauche les Ukrainiens et à droite les Polonais. Ensuite un Américain a pris les Ukrainiens et les a envoyés à Avize près d’Epernay où j’ai gardé encore pendant environ six mois des prisonniers Allemands. Je suis revenu à Reims pour 15 jours puis les Américains m’ont transféré au Château de Vincennes pour garder des prisonniers Allemands. J’y suis resté pendant 1 an jusqu’en novembre 1946. Ensuite dans un bureau Ukrainien à Paris on m’a dit « les Ukrainiens vont à Vésines dans la commune de Chalette sur Loing travailler à l’usine Hutchinson ». J’y ai travaillé 10 mois, fin 1946 et en 1947. Joseph BOÏKO mon futur beau-père y travaillait déjà, sa fille Maria ma future femme également. J’ai rapidement fait des démarches pour être en règle avec les autorités françaises.Je logeais dans une chambre au-dessus d’un café acheté par Bénali près de l’écluse de Vésines et du camp de Langlée.
Je me suis marié le 10 mai 1947 avec Maria fille de Chrapcio épouse Boïko. Après le mariage nous habitions dans une petite chambre dans la maison de M. Lagarde avant le pont de chemin de fer. Maria a demandé à l’usine un logement et nous l’avons obtenu au camp de Langlée où nous avons habité pendant neuf ans. Je suis retombé malade et j’ai dû aller, à partir du mois d’août 1947, au sanatorium de La Guiche (71). J’ai été opéré des sections brides des deux côtés. J’ai été laissé pour mort mais ai survécu. J’y suis resté pendant plus de 7 mois. Mon 1er fils Michel est né le 26 janvier 1948. Je suis sorti du sanatorium en février 1948. Daniel est né le 9 novembre 1949. Lydie le 10 mars 1955 et Nathalie le 10 octobre 1959. Á cause de ma maladie je suis resté quelque temps sans travailler. J’ai ensuite repris le travail à l’usine Hutchinson.
A Vésines Chalette, il y avait une forte communauté Ukrainienne. Je me suis beaucoup investi dans la construction de l’église Uniate Sainte-Olga. Un jour lors d’une fête Ukrainienne à Vésines, j’ai croisé Ilko Kandyba. Il m’a reconnu et s’est approché de moi. Je l’ai reconnu aussi grâce à ses yeux bien particuliers même si 20 années étaient passées. Nos retrouvailles étaient chaleureuses et nous sommes devenus amis. Il venait régulièrement chez nous avec son épouse Anna et, avec ma femme nous leurs rendions régulièrement visite à Montrouge (92).
J’ai élevé mes enfants dans la tradition et la culture ukrainienne. Mes deux fils allaient régulièrement à l’école ukrainienne tous les dimanches matin. Ils ont participé aux danses folkloriques ukrainiennes au sein de 3 ballets à Vésines. Celui dirigé par Pétro Koutchenskij, celui du ballet Ukraïna, et ensuite dans les années 1960 dans le ballet des Cosaques Zaporogues. Ils ont sillonné toute la France et ont dansé aussi en Belgique, en Angleterre et en Allemagne. Ma dernière fille Nathalie y a également dansé dans les années 1970 et a ainsi pu faire un voyage en Ukraine pendant l’ère Soviétique. Elle a également dansé au ballet Hopak.